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rêvant d’une terre idéale où l’on ne souffrirait plus, Bang est né avec un cœur douloureux. Artiste scrupuleux et fort, il ne connut jamais l’heureuse impassibilité de Jonas Lie, la savoureuse ironie de Garborg. Quand il ouvrit les yeux sur son âme, il eut peur ; quand il ouvrit les yeux sur le monde, il fut épouvanté. Partout il vit l’amour, raison suprême de l’Univers, ou banni par la société ou vaincu par le destin. Aristocrate, il dédaigna d’incriminer la société ; philosophe, il remonta plus haut, à la source des choses que Schopenhauer avait déclarée empoisonnée. Brandes disait : « Le malheur des sociétés est bâti par la multitude imbécile, mais toute-puissante », et Ibsen : « L’homme le plus fort est celui qui vit isolé. » Bjornson, esprit multiple, oreille ouverte à toutes les grandes paroles, ne prenait pas le temps de conclure, et Lie, épris d’idéal et de beauté suprême, espérait encore. Bang n’espère plus. Le mal souverain, c’est la vie ; le plus grand péché de l’homme est d’être né. « Des souvenirs, dit-il dans Sous le joug, de plus en plus forts dominèrent mon âme, à mesure que je voyais la vie étroite se dépensant journellement en de mesquines batailles. Et je me dis alors : Proscrivons la vie ! ne mettons plus au monde des milliers et des millions de misérables qui, comme un long attelage, sont poussés par les jours gris, toujours plus gris, vers le tombeau ! » Et cependant il marche, il monte au Calvaire éternel, attendant le néant, le sommeil, le repos ! Car, que sert de se révolter ! Lucifer est en proie à l’angoisse de son impuissance, et, pourtant, c’était le plus beau des anges ! « A Prague, dit-il encore, on pava la rue que j’habitais. Elle était escarpée, et des chevaux, tristes dupes ! traînaient des moellons jusqu’en haut. Du matin au soir, j’entendais les cris des charretiers et les coups de fouet sur le dos des pauvres bêtes. Et ça ne cessait pas. Toujours, toujours les voitures grimpaient la montée, mais voici une chose que je ne pouvais comprendre : pourquoi les charretiers fouettaient ces misérables créatures ? car elles n’avançaient pas plus vite, et, les coups, elles ne les sentaient pas, j’en suis sûr. Parfois, j’allais au seuil de ma porte et leur tendais un peu de pain : elles ne le prenaient pas. Mais elles montaient encore un peu, vers le sommet, sous le joug. Un jour, à l’heure de midi, un cheval s’abattit sur la place. L’attelage s’arrêta, les charretiers jurèrent. Puis, on alla chercher, on enchaîna une autre victime, — et l’on continua le travail ! »


MAURICE BIGEON.