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pousser de sourds gémissemens. — Voyez donc les bêtes ! Voyez donc les bêtes ! sanglotait la fermière. Le mourant sembla remarquer les chiens ; il tourna vers eux, avec un demi-sourire, sa tête blessée. Tine se tenait immobile. Elle resta ainsi une heure, attendant qu’il prononçât son nom, ne fût-ce que pour dévoiler sa honte. Mais il ne se souvenait plus d’elle. Alors elle se leva… et partit seule. Les chiens restèrent près du lit. »

Elle ne rentre pas au logis où son vieux père agonise. Elle se noie ; et sur son cercueil, au seuil du temple, en face du cimetière et des taillis où la grâce du printemps se couronne de fleurs timides et déjà parfumées, le doyen de Vollerup, celui qui, chez le baron manchot, avait le premier de tous crié : « Trahison ! trahison ! » le doyen prie et bénit, la dominant encore de toute sa grande taille, de toute la puissance de la morale un instant ébranlée, mais restituée, et triomphante et qui la tue, pauvre amoureuse à jamais glacée : « Vois, Seigneur, nous ne sommes que tes serviteurs ; fais que nous comprenions tout ce qui témoigne de toi ! »

Tel est ce roman, célèbre dans tout le Nord de l’Europe, et qui méritait sa célébrité. A son apparition, il souleva en Danemark d’ardentes polémiques. On accusa l’auteur d’avoir manqué au respect qu’il devait à sa patrie vaincue. Mais Bang eut pour lui les philosophes, les écrivains, les artistes, toute la majorité éclairée de la nation. Ibsen, de ce moment, devint pour lui un conseiller paternel et un ami, et Jonas Lie écrivit dans une revue norvégienne, sur Tine, un article qui se terminait ainsi : « Je me trouve encore sous l’impression navrante de ce livre qui a, au plus haut degré, le don de rendre vivans les événemens. Au-dessus des tableaux de la guerre, ce malheur humain d’une existence humaine monte comme la plainte d’une flûte qui se lamente et meurt. » Navrant, le livre l’est, en effet. La tristesse, mélancolie d’abord, naît dès les premières pages, puis elle monte, elle monte, elle monte insensiblement. Le cœur se serre : il a senti toute la profonde misère, toute l’inutilité de la vie ; la volonté s’affaisse ; l’espoir, même faible, disparaît : à quoi bon vivre ? Et cependant la conclusion n’est pas désespérante, mais résignée. Toute cette tragique aventure est un drame hautement philosophique dont nous sommes les pitoyables acteurs, mais qu’un grand artiste a conçu et qu’il mène. Toute cette insondable infortune, il l’a voulue, il l’a préparée, il nous y a jetés comme dans le feu qui purifie. L’humanité en sort courbée, tordue, brisée, pétrie, mais meilleure et mûre pour le bonheur. Tine, grand cœur, forte nature généreuse, pourquoi serait-elle venue au monde, sinon