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pourra revenir dans sa maison entre deux batailles, s’y cantonner, y manger, y dormir pendant quelques heures, pour ensuite retourner se battre avec son régiment.

Il ne s’y trouve pas seul, Tine tient la promesse qu’elle a faite à Mme Berg avant son départ, elle s’occupe de créer autour de l’inspecteur tout le bien-être dont on peut jouir en ce temps de désastres. Ces soins la trompent sur la véritable nature du sentiment qu’elle éprouve.

Du reste, la jeune fille se meut, respire dans une sensuelle et charnelle atmosphère. Tous ces jeunes hommes qui demain seront tués peut-être, sacrifient avant de mourir à la grande Vénus éternelle. Sophie, Maren, servantes de Berg, ont des amoureux, écoutent les désirs, versent généreusement la volupté. Tine résiste. Son amour se cache sous une impression vague, purement nerveuse, de bien-être et de tranquillité quand l’homme aimé est là ; d’angoisse et d’épouvante quand son imagination le lui représente blessé, sanglant, meurtri au coin d’un bastion, dans la brume glacée, dans la nuit sans étoiles. — « On éprouvait un si doux sentiment de sécurité quand l’inspecteur était là ! Les soirs où il était aux remparts, il arrivait à Tine d’éprouver une peur absurde au milieu de tout ce monde qui dormait et respirait autour d’elle. On eût dit que la maison inerte s’animait, devenait un être vivant. »

Cette heureuse quiétude ne dure pas longtemps. Un matin qu’après une semaine de cette intimité morale où, ils se sont complu tous les deux, Berg retourne au devoir, elle a la brusque révélation du mal qui grandit en elle. Du haut d’une colline, elle a suivi le régiment qui s’enfonce dans les brumes du Sud-Ouest. « Tine descendit la colline et rentra. Les chandelles se consumaient derrière les vitres, le vent entrait par toutes les portes ; devant les lits défaits, en désordre, brûlaient des lampes, les mèches fumantes. A la cuisine, Sophie sommeillait sur le billot ; à l’office, Maren, la figure boursouflée, dormait aussi, étendue sur un banc. Tine était incapable de dormir. Elle éteignit les chandelles placées sur les fenêtres et voulut continuer sa lettre à Mme Berg, la lettre qu’elle avait commencée la veille au soir, avant l’alerte ; mais elle n’écrivit pas et, penchée sous la lampe, ne fit que relire ce qu’elle avait écrit. Oui, tout le temps, dans chaque phrase, du commencement à la fin, elle ne parlait que de l’inspecteur. Tout à coup, elle laissa tomber la lettre, entra dans la chambre du fond qui était plus sombre, et, la tête appuyée sur le marbre glacé de la table, elle éclata en sanglots. »

A partir de ce moment le drame se précipite. Berg, lui aussi,