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Mais le ciel est trop haut ; elle est fille de la terre et s’y bri sera les ailes. Son père meurt ; restée seule et maîtresse d’elle-même, elle fait un cadre à sa jeunesse, relève les ruines du château, semble tout préparer pour l’arrivée du fiancé dont elle rêve. Il apparaît sous l’uniforme autrichien, sous les traits d’un jeune et bel officier de Croates qui vient occuper le pays après la défaite des troupes danoises à Dannevirk. Il s’appelle Carolat Schœnaich. Ellen, alors, a vingt ans passés, elle est admirablement belle, brune avec de grands yeux las, un teint pâle et une allure nonchalante, allure de reine ennuyée. Elle a vécu loin du monde, loin de tout ce qui atténue les sentimens profonds, et les proscrit comme étant de mauvais goût. Elle est mûre pour l’amour, mûre pour la souffrance. Il arrive ce qui doit arriver : Schœnaich lui fait une cour discrète d’abord, hardie ensuite. Elle tombe dans ses bras, un beau soir, défaillante et pleurante, et comme si, dans un éclair, lui revenait si la mémoire l’histoire lamentable de ses aïeules ; au moment où elle se donne au beau cavalier, « tout à coup elle éclate en sanglots, et, dans une plainte si douloureuse qu’elle est presque un cri d’angoisse, elle s’écrie : — O pourquoi, pourquoi m’as-tu aimée ? »

Elle en mourra, en effet. Après des jours et des jours de bonheur infini, dans le somptueux décor des jardins et des parcs, un soir, pendant une courte absence de Schœnaich, par l’involontaire indiscrétion d’un de ses camarades, elle apprend qu’il est marié. Marié ?… A son retour elle le chasse, bégayant, humilié, lâche.

La fatalité triomphe, Ellen est vaincue. Une passion heureuse l’eût sauvée peut-être ; maintenant elle décline. Blessée au cœur, elle se replie sur elle-même, rentre dans une solitude salutaire où elle espère oublier. Elle va demander à ses ombres aimées les leçons de la vie, et comment on guérit ; toutes lui crient que le remède, le remède souverain, c’est l’orgueil. Elle croit que, isolée, entre ces murs où tant de souvenirs l’aident à supporter sa misère, elle pourra vivre, hautaine et farouche. Quand on est noble, on ne doit pas faillir, et la souffrance est roturière. Dans une discussion qu’elle poursuit avec l’assesseur du pays, elle lui donne les raisons de son orgueil, et déclare qu’entre elle et une femme du peuple, elle voit toute la différence d’une espèce.

« — Et cette différence, comment l’expliquez-vous ?

« — Par l’éducation, les impressions, par toute une vie particulière. Moi, c’est ce château qui m’a élevée. Mais vous ne pouvez comprendre cela. Les gens qui ne possèdent pas une terre et ne vivent pas sur elle ne sauront jamais ce que c’est que se sentir