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luthérienne, car ces lois sont farouches, sans grâce ni merci. Quoique vivant dans une sorte de demi-jour obscur, ils ignorent le rêve, car leurs rêves, où les suspendraient-ils ? Point de hautes montagnes ; point de ces chaos grandioses qui détruisent l’équilibre des esprits et développent outre mesure : la faculté de sentir aux dépens de la réflexion. Ils restent attachés, esclaves soumis, au sol, osant à peine regarder le ciel ; ils peinent pour vivre, ils peinent pour mourir, employant toutes leurs facultés à triompher des choses. Mais l’espoir ? Ils l’ignorent ou le négligent, craignant de le laisser pénétrer dans leurs âmes. Ce sont des résignés.


I

Le talent, disent les psychologues d’une certaine école, est une dégénérescence ; il suppose une nervosité morbide qui ne se manifeste que par suite de l’épuisement des races. Les familles, comme les peuples, vigoureuses et bien portantes à l’origine, s’usent à travers les âges ; atteintes d’une lésion d’abord insoupçonnée, envahissante et meurtrière ensuite, elles aboutissent souvent à un poète ou à un fou. Les héros de l’action ont fait place aux héros du rêve. Mais ces hommes, les artistes, derniers produits d’une race mourante, sont comme les dernières fleurs, exquises et parfumées, d’une plante condamnée. La race, avant de retomber au néant, se couronne de roses. Et c’est un peu pour cette raison, sans doute, que l’humanité, émue et douée d’instincts maternels, place si haut ces enfans débiles et chargés des coulpes des hommes.

Herman Bang est l’un d’eux. Issus de noblesse antique, ses aïeux, dit la légende, cimentèrent de leur sang le vieux trône de Danemark. Leur rejeton n’a pu être qu’un vigoureux lutteur de la plume et de la pensée. Le père du romancier mourut d’une grave maladie cérébrale, laissant à son fils son nom, un patrimoine presque anéanti, et le dangereux héritage d’une sensibilité étrangement affinée, d’une faculté rare, mais cruelle, de partager la souffrance et de souffrir profondément lui-même. Et par malheur la nature ne fut point pour lui ce qu’elle fut pour Jonas Lie, une maîtresse adorée qui lui apprit l’amour et la beauté ; la vie l’instruisit ; il connut peu les loisirs du rêve. Pauvre, à dix-neuf ans il était forcé d’entrer dans la lutte pour le pain journalier. Il sut toujours planer au-dessus de la grossièreté des intérêts mercantiles ; il se tint à l’écart de la mêlée démocratique. Il se fit d’abord acteur, peut-être dans l’inconscient désir d’oublier, ne fut-ce que quelques heures par jour, sa personnalité douloureuse, et