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faire. Dans la nuit, on va où il y a une lumière ; si j’en fais briller une de loin aux yeux du voyageur égaré dans la montagne, je puis ou le sauver en l’appelant vers la vraie route, où le perdre en l’attirant vers le précipice. L’idéal, dit-on, n’est qu’un rayon qui illumine ; non, c’est un rayon qui attire, comme celui qui faisait monter Dante vers Béatrice.

D’où vient donc le désaccord qui subsiste parfois entre l’idée morale et l’acte ? Il vient le plus souvent de ce que l’idée n’est pas complète ni absolument démonstrative. Vous ne verrez jamais un géomètre enseigner que deux et deux font quatre et régler ses actes comme s’ils faisaient cinq ; vous ne verrez jamais un physicien enseigner que les corps sont pesans et se jeter par la fenêtre avec l’espoir de ne pas tomber. C’est qu’ici les idées sont des certitudes. Si un moraliste, au contraire, n’est pas nécessairement moral, c’est que son intelligence, si développée qu’elle soit, ne peut jamais saisir avec certitude l’harmonie du bien universel avec son bien personnel : il peut donc se laisser entraîner à choisir le second. « L’espérance éteinte étouffe le désir, dit Rousseau, mais elle n’anéantit pas le devoir ; » par là il montre bien la vitalité d’une idée qui est la plus haute de toutes, et qui, une fois entrée dans l’esprit, n’en peut plus disparaître. Et cependant, pour son compte, il ne conforma guère sa vie à cette idée du devoir. C’est que, sans parler du tempérament maladif de Rousseau, l’étude de la morale aboutit à un doute suprême, que la science positive à elle seule ne peut lever. La science humaine se demandera toujours avec anxiété, comme faisait Ernest Renan, si l’idéal est en accord final avec le réel, si nous ne sommes point dupés par la suprême ironie de la nature, qui sacrifie l’individu aux fins de la société et de l’univers. C’est pourquoi la connaissance abstraite est insuffisante sans l’amour du bien idéal. Mais, d’autre part, comment aimer un idéal que l’intelligence ne se serait pas d’abord efforcée de concevoir et de réaliser d’avance en elle-même ? Si donc le fond de notre caractère est surtout, comme nous l’avons montré, notre manière d’aimer, nous n’avons, en définitive, qu’un moyen d’élever toujours plus haut nos amours : c’est d’élever toujours plus haut nos pensées.


ALFRED FOUILLEE.