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nullement que ces deux « facteurs », caractère et intelligence, soient « en désaccord ». Une intelligence qui ne trouve pas dans le sentiment et dans la volonté une aide suffisante pour se traduire en action, c’est précisément là une des formes possibles du caractère. Le docteur Le Bon, que Platon eût pu ranger parmi ceux qu’il appelait les « misologues », ne tarit pas quand il s’agit de rabaisser l’intelligence, cette prétendue maîtresse de la vie. Il faut l’entendre commenter l’exemple fameux du chevalier Bacon, ambitieux, égoïste, cupide et lâche, applaudissant dans un écrit public à la décapitation de son bienfaiteur, afin d’obtenir le poste de chancelier ; puis condamné pour concussion et essayant d’attendrir ses juges par l’humble aveu de sa culpabilité. Et d’Alembert, plein de bienfaisance, celui-là, de bonté et de désintéressement, mais se faisant l’esclave de Mlle de Lespinasse, allant chercher pour elle à la poste les lettres des amans qu’elle lui donnait ouvertement pour rivaux ! — Tout cela peut être vrai, mais qui soutint jamais ou que la connaissance approfondie des règles logiques de l’expérimentation, de l’induction, de rémunération, rend vertueux, ou que la plus subtile géométrie peut empêcher un savant de tomber amoureux d’une coquette ? Bien plus rares sont les vrais moralistes qui n’ont point conformé leur vie à leurs principes. L’exemple de Sénèque, un prédicateur sans vraie originalité, n’est guère probant ; les grands innovateurs en morale, eux, ont vécu leurs idées. Pour ne point parler des fondateurs de religion, Socrate n’a-t-il pas conformé sa vie comme sa mort à ses principes, et cela, selon son propre témoignage, malgré certains penchans de son tempérament ? N’avoue-t-il pas qu’il était porté à l’excès vers les passions de l’amour, lui qui vécut chaste ? Ne reconnaissait-il pas que le physionomiste Zopyre avait raison de lui attribuer bien des inclinations grossières, qu’il avait réprimées par sa volonté ? Et Kant, dont nous parlions tout à l’heure, n’a-t-il pas réalisé dans sa vie entière l’impératif catégorique ? « Je dormais, dit-il, et je rêvais que la vie est beauté : je me réveillai et je vis qu’elle est devoir. » Comment s’est-il réveillé, sinon par l’action de l’idée ? Les exemples abondent de l’empire souverain exercé par les convictions morales et religieuses. Un Augustin, entraîné lui aussi par son tempérament vers tous les plaisirs, n’en devient pas moins, sous l’influence de l’idéal conçu et aimé, un des types de la sainteté.

On croit rabaisser l’action de l’idée en n’y voyant qu’un éclairage, lueur ou lumière. Mais éclairer, c’est rendre possible un mouvement dans telle direction et non dans telle autre ; voir, c’est savoir ; savoir, c’est pouvoir ; pouvoir, c’est le commencement de