Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/842

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bientôt réprimé par cette réflexion : il est aussi déraisonnable de haïr un homme parce qu’il vous fait du mal que de haïr le feu parce qu’il vous brûle. La sérénité de Spinoza était-elle une sorte d’apathie native, ou acquise ? Là est la question. Ce qui est sûr, c’est que l’élargissement de l’horizon intellectuel produit à la fin sur les passions le même effet calmant que le prolongement de l’expérience chez celui qui a beaucoup vécu. Qui ignore l’influence de la vie sur le caractère ? S’il en est qu’elle trouble et qu’elle abaisse, il en est qu’elle élève et auxquels elle donne la sérénité des choses éternelles :


Orages, passions, taisez-vous dans mon âme !
Jamais si près de Dieu mon cœur n’a pénétré.
Le couchant me regarde avec ses yeux de flamme,
La vaste mer me parle, et je me sens sacré.


Parmi les intellectuels, les uns sont plus aptes à sentir et à imaginer des objets concrets, d’autres à réfléchir et à raisonner sur des relations abstraites. On connaît l’enquête de M. Gallon, on 1880, sur les diverses formes que prend l’intelligence selon la puissance variable de l’imagination. Par imagination, entendez le pouvoir de se représenter les objets sous une forme sensible, de les voir, de les entendre, de les toucher alors même qu’ils sont absens. Chez le commun des hommes et surtout des femmes, toute pensée prend une forme concrète, sensorielle et imaginative. C’est le contraire chez les esprits plus portés aux abstractions scientifiques. Je trouvai, non sans étonnement, dit M. Galton, que la grande majorité des hommes de science, auxquels je m’adressai, prétendirent que « l’imagerie mentale » leur était inconnue. C’est seulement, disait l’un d’eux, par une figure de langage que je compare mon souvenir d’un fait à une scène, à une image mentale, visible pour l’œil de mon esprit, etc. En réalité, je ne vois rien. Les membres de l’Institut de France montrèrent, en général, la même absence de représentations imagées dans leur pensée.

Un métaphysicien distingué disait à M. Galton qu’il était très prompt à reconnaître un visage déjà vu autrefois, et que cependant il ne pouvait évoquer avec clarté l’image mentale d’aucun visage. Le pouvoir de reconnaître n’est donc pas identique au pouvoir de « visualiser », comme disent les Anglais. « La conclusion, ajoute M. Galton, c’est qu’une trop prompte perception de peintures mentales est en antagonisme avec l’acquisition de pensées hautement généralisées et abstraites, surtout lorsque les pas successifs du raisonnement sont marqués par les mots comme symboles ; et si la faculté de voir des tableaux intérieurs a été jamais possédée par