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qui ne sont que des miroirs, il en existe aussi d’activés, qui sont des foyers de lumière.

En vain donc on nous répétera que le vrai caractère est tout inné ; si précisément, parmi ce qui est inné, se trouve la force intellectuelle nécessaire pour s’élever toujours au-dessus de soi, pour arriver à vivre de la vie des autres et à les faire vivre de sa vie, il en résultera que le caractère acquis, quand il l’a été par l’individu même, quand il est le produit de sa propre conscience, mérite excellemment de s’appeler son caractère. Notre vraie nature n’est pas « invariable et tout d’une pièce ». Le psychologue n’a point affaire à des animaux esclaves de leur immuable instinct, mais à des hommes pourvus d’une conscience toujours en mouvement et en progrès.

Pour opposer l’intelligence au caractère, on a invoqué encore ce fait que le développement de l’une entraîne souvent l’atrophie de l’autre, ce qui, dit M. Ribot, établit clairement « leur indépendance ». Mais ne nous laissons pas abuser par ce mot de caractère, qui tantôt désigne l’énergie particulière de la volonté, tantôt la marque générale de l’individu, quelle qu’elle soit. Un homme intelligent, ou encore un homme sensitif, qui n’a pas de caractère, n’en a pas moins un caractère. Une volonté faible, jointe à une intelligence puissante ou à une sensibilité intense, est typique comme une volonté forte. M. Ribot cite Kant, Newton, Gauss, qui, confinés dans la spéculation pure, réduisaient leur vie à une routine monotone, d’où l’émotion, la passion, l’imprévu dans l’action, étaient exclus autant que possible ; mais en quoi est-il indispensable, pour avoir un caractère, d’être agité, passionné, d’agir contre toute prévision ? Parce que Kant faisait chaque jour à la même heure sa promenade sous les arbres de Kœnigsberg, manquait-il de sensibilité, lui qui, en apprenant, la Révolution française, s’écriait, les larmes aux yeux : « Je puis dire maintenant comme Siméon : Nunc dimittis servum tuum, Domine ? » Manquait-il de volonté, lui qui passa sa vie à chercher les fondemens de la plus haute morale et qui jamais, ni dans les grandes choses, ni dans les petites, ne s’écarta des règles qu’il s’était imposées ? Lui qui, par exemple, unissant au plus profond sens religieux le mépris de toute superstition étroite, et estimant que chaque homme doit être à lui-même son législateur, son juge, son prêtre, ne franchit jamais une seule fois, dans les cérémonies solennelles, la porte du temple où entraient processionnellement ses collègues de l’Université.

Il y a sans doute une direction de l’intelligence qui, sous certaines conditions, peut atrophier en partie le caractère ; c’est celle qui nous absorbe dans les objets extérieurs et nous distrait pour