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Ceux-là, nous qui passons à côté d’eux en les regardant et en les écoulant, leur donnerons-nous si peu que ce soit de notre cœur, dont ils n’ont cure ? Nous nous contenterons d’admirer leur force intellectuelle, la puissance de leur esprit tourné tout entier vers la tâche, scientifique ou autre, qu’ils ont seule comprise ; il y a une sorte d’estime froide ; , une déférence indifférente qui tient sa place, à côté des sentimens de sympathie et d’affection, dans les rapports des caractères les uns avec les autres, ou, si on aime mieux, des passans et promeneurs qui se coudoient en ce monde.

À cette objection nous répondrons qu’elle nous apporte une preuve nouvelle. Pourquoi n’aimons-nous pas les intelligences froides, tout absorbées dans la vision ou la recherche des vérités purement scientifiques ? C’est que nous n’aimons pas leur manière d’aimer. Ce qu’elles aiment — les abstractions de la science ou les faits du monde extérieur — ne saurait nous toucher autant que tout ce qui appartient au monde moral et social. Encore avons-nous tort de ne pas aimer un savant pour son amour de la science, fût-ce la plus abstraite géométrie ou mécanique, et pour son ardeur à chercher la vérité. Dis-moi ce que tu aimes, et je te dirai ce que j’aime en toi. Au fond, l’intellectuel qui semble le plus indifférent ne l’est pas : si rien ne l’intéressait, il ne comprendrait rien.

Dans une étude sur les caractères qui a paru des plus approfondies[1], M. Ribot nous dit que ce qui est fondamental en nous, ce sont les tendances, impulsions, désirs, sentimens, « tout cela et rien que cela. » — Soit, mais les tendances, impulsions, désirs et sentimens supposent des objets auxquels ils s’appliquent et qui ne peuvent être connus que par l’intelligence. Nos impulsions aveugles et nos goûts instinctifs tiennent à notre tempérament ; nos amours, à notre caractère.

— Mais, objecte encore le savant et pénétrant psychologue, le caractère exprime l’individu dans ce qu’il a de plus intime : il ne peut donc se composer que d’élémens essentiellement subjectifs ; et ce n’est pas dans l’intelligence qu’il faut les chercher, puisque son évolution ascendante des sensations aux perceptions, aux images, aux concepts, tend de plus en plus vers l’impersonnel. — Qu’importe que l’intelligence se représente de plus en plus à elle-même l’impersonnel, si cette représentation est toujours un acte personnel, si même elle est une élévation à un degré toujours plus haut d’une force éminemment personnelle ? L’homme est, par nature, un être fait pour monter : sa perfectibilité intellectuelle, avec le pouvoir qu’il a de s’universaliser et

  1. Revue philosophique, 1893.