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les débris que les assiégeans nivellent à la hâte ; les membres encore palpitans qui sortent des décombres, et que les cavaliers heurtent du sabot de leurs chevaux ; le va-et-vient des cohortes qui se relayent dans cette œuvre de destruction, les sonneries des trompettes, les ordres que portent les aides de camp, les commandemens précipités des tribuns et des centurions, aucun détail n’est oublié, et ce récit est un des tableaux les plus émouvans et les plus vrais que nous ait légués l’antiquité. Nous disons « des plus vrais », car la couche épaisse de cendres, de pierres noircies, de bois carbonisé, de fragmens de métaux tordus ou fondus par le feu, d’ossemens calcinés, qu’on retrouve encore, à cinq ou six mètres de profondeur, sous les décombres de la Carthage romaine, témoigne assez de ce que fut cette horrible destruction. »

La lutte dura six jours ; le septième les Carthaginois entassés dans la citadelle demandèrent merci. Scipion leur laissa la vie et leur permit de sortir : ils étaient, dit-on, cinquante mille. Après eux, Asdrubal, qui avait dirigé la résistance, perdit courage à son tour, et se présenta devant Scipion avec des bandelettes de suppliant. Sa femme, plus énergique que lui, n’avait pas voulu le suivre, et, avec neuf cens transfuges, qui savaient bien qu’il n’y avait pas de pardon pour eux, elle s’était réfugiée dans le temple d’Eschmoun.

Ce temple, l’un des plus beaux et des plus célèbres de Carthage, était probablement situé à l’endroit même où l’on a bâti la chapelle de Saint-Louis. Sa vaste terrasse occupait l’angle de Byrsa et regardait la mer et les ports. De là, un superbe escalier de soixante marches descendait sur la place publique. Cet escalier, qui était un des ornemens de la ville pendant les temps calmes, et que les navigateurs apercevaient de loin, en approchant de la terre, pouvait être facilement détruit au premier danger. La colline alors reprenait ses aspérités, et le temple, qui s’élevait sur un abîme à pic, ajoutait aux fortifications de la citadelle. Quand les derniers défenseurs de Carthage, qui s’y étaient retirés, virent que la résistance devenait impossible, ils mirent le feu au temple, et l’on vit alors la femme d’Asdrubal, debout sur le faîte, insulter à la lâcheté de son mari, puis jeter ses enfans dans les flammes et s’y précipiter après eux. Ce fut le dernier acte du drame.


GASTON BOISSIER.