Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/789

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lac de Tunis, qui pouvait avoir plus de profondeur qu’aujourd’hui, tout le long du rivage, jusqu’à Bou-Saïd, sur un espace de plusieurs kilomètres, on peut suivre une ligne de quais dont les pierres ont roulé dans la mer. De temps en temps on y distingue des parties rentrantes, comme de petites criques, où les navires pouvaient être déchargés, pour être ensuite tirés sur le rivage. C’est là surtout que le mouvement commercial de Carthage a laissé sa trace. Après tout, quand on se figure ces deux cent vingt vaisseaux de guerre reposant dans leurs cales, au-dessous des arsenaux pleins de tout ce qu’il faut pour les réparer ; ces centaines de gros navires amarrés dans le port de commerce ; le long des quais, des milliers de cahoteurs déchargeant leurs marchandises pour les déposer dans ces magasins dont les ruines sont visibles encore sur le rivage, ou les porter sur les marchés de la ville, tandis que, du milieu de son île invisible, l’amiral, attentif à tout, règle tout par le soude ses trompettes, on comprend que cette activité d’autant plus frappante que l’espace où elle se ; déploie est plus restreint, que cette rencontre sur quelques lieues carrées des matelots de toutes les nations et des produits de tous les pays ait fait l’admiration de gens qui n’étaient pas accoutumés à la grandeur de nos vaisseaux et à l’immensité de nos bassins.

Au moment du siège de Carthage toute cette prospérité n’existait plus. Les quais étaient déserts, les ports presque vides. On avait enlevé des cales les vaisseaux de guerre, pour les livrer au vainqueur. Il restait cependant aux assiégés quelques embarcations légères qui faisaient beaucoup de mal aux lourdes galères romaines. Quand le vent soufflait de la terre, les petits vaisseaux des Carthaginois sortaient du port, remorquant des barques pleines d’étoupes, de sarmens et d’autres matières inflammables. Arrivés en face de l’ennemi, ils arrosaient les barques de poix ou de soufre, y mettaient le feu et les abandonnaient au vent. Ces brûlots ont failli plus d’une fois incendier toute la flotte des Romains. Pour mettre un terme à ces attaques, et priver Carthage des ressources de toute sorte que la mer lui apportait, Scipion se décida à faire construire une digue qui fermait entièrement l’entrée des ports ; on peut encore en voir les lourdes pierres contre le rivage ou au fond de la mer, quand elle est calme.

C’est alors que les Carthaginois donnèrent une de ces preuves d’énergie qui honorent les derniers momens d’un peuple. Ils avaient livré leurs galères aux Romains ; mais leurs arsenaux contenaient les matériaux nécessaires pour en construire d’autres. L’accès de la mer leur était fermé ; mais ils pouvaient creuser un canal à travers la langue de terre qui séparait les ports du rivage. ils se mirent vaillamment à l’œuvre ; hommes, femmes, enfans,