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christianisme, la rapprochent de nous. Voilà bien des nuances différentes dans une même personne ; mais elle est femme, et chez les femmes les contraires ne se combattent pas toujours. De toutes ces diversités se compose un des caractères les plus larges et les plus vrais qu’ait tracés un écrivain antique, et, comme chaque époque et presque chaque ; personne y démêle le trait qui lui convient, on peut dire qu’il doit à sa complexité même de n’avoir pas vieilli.

Enée, au contraire, au moins dans ce quatrième livre, est tout à fait un personnage d’Homère : il abandonne Didon comme Ulysse quitte Circé et Calypso. Comment donc se fait-il qu’on en veut tant à Enée, tandis qu’on pardonne si aisément à Ulysse ? On a répondu que c’est la faute de Didon, et la réponse est parfaitement juste[1]. Calypso et Circé ne nous intéressent guère ; elles nous sont à peine montrées : nous savons tout juste d’elles « que ce sont des déesses qui n’ont pas de plus grand plaisir que de s’unir d’amour à des mortels, » et qui profitent de l’occasion tant qu’elles peuvent. Mais aussitôt que Jupiter leur ordonne de laisser partir le malheureux qu’elles forcent à partager leur couche, elles obéissent d’assez bonne grâce et l’aident même à fabriquer le vaisseau qui va remporter loin d’elles. Puisqu’elles se résignent si vite, nous n’avons pas aies plaindre ; tout ce que nous pouvons leur souhaiter, c’est qu’un coup de vent heureux amène bientôt dans leur île un autre mortel à la place de celui qu’elles ont perdu. Il n’en est pas de même de Didon : nous l’aimons trop pour ne pas souffrir de son injure. C’est l’attachement que nous avons pour elle qui nous rend si sévères pour Enée. Peut-être que si Virgile nous avait tout à fait maintenus dans le monde de l’Iliade et de l’Odyssée, nous serions moins choqués de le voir se conduire comme Ulysse ; mais Didon, qui est de notre sang, nous dépayse de l’épopée homérique ; elle nous ramène à notre époque ; elle est cause que nous jugeons Enée avec les sentimens et les opinions d’aujourd’hui, et ce jugement lui est très défavorable. Il est assez ordinaire que, dans les aventures d’amour, telles que nous les peignent les romanciers et les poètes, la première place soit donnée à la femme, et que l’homme joue un rôle fort médiocre : c’est le pauvre Enée qui ouvre pour nous la série de ces amoureux ridicules.

Ici ce défaut prend des circonstances une gravité particulière. Il est évident que Virgile n’a rapproché Enée de Didon que pour mettre aux prises, dès le premier jour, et dans la personne même de leurs fondateurs, les deux villes qui se sont disputé l’empire du monde. Il semble donc que le patriotisme lui faisait un devoir

  1. Cette opinion est développée dans la charmante thèse de M. Rébelliau sur les caractères de femmes dans l’Enéide.