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de son premier époux, auquel elle veut rester fidèle. « Que la terre, dit-elle, s’entr’ouvre jusqu’au fond, que Jupiter, d’un coup de sa foudre, me précipite chez les ombres, les pâles ombres de l’Érèbe, et dans la nuit infernale, avant que j’oublie la pudeur, et que je manque à mes devoirs. Celui à qui j’ai donné mon premier amour l’a emporté avec lui ; qu’il le garde à jamais : je veux l’enterrer dans sa tombe. » Est-ce à dire que son affection pour Sichée soit restée aussi vive que le premier jour ? Le temps sans doute a dû faire son œuvre. Le poète nous le laisse entendre quand il parle « de cette première flamme éteinte dont il ne reste que des débris », quand il dit « que l’âme de Didon est devenue plus calme et qu’elle se repose d’aimer ». L’heure est favorable pour une passion nouvelle lorsqu’il ne reste de l’ancienne que tout juste ce qu’il faut pour nous donner le désir de la rem placer. Didon le sent d’une manière confuse et se révolte.. À cette première heure de la douleur, où il semble qu’elle ne doive jamais se calmer, elle s’est promis à elle-même de ne pas donner de successeur à Sychée, et elle est décidée à tenir sa promesse. Une résolution pareille surprend beaucoup sa sœur, qui trouve étrange « qu’on résiste à un amour qui plaît, et qu’on soit assez rigoureux pour se priver soi-même des plaisirs de Vénus et des joies de la maternité ». La société au milieu de laquelle vivait Virgile était aussi de cette opinion. Elle ne connaissait guère ce respect de l’hymen qui survit à la mort, car il était rare que l’hymen y durât autant que la vie. Vers la fin de la République, le divorce était tellement entré dans les habitudes que les plus sages et les plus graves n’y pouvaient pas échapper. Caton lui-même a divorcé ; Cicéron a répudié deux de ses femmes, et la seconde à soixante ans. Le mariage, si souvent rompu et renouvelé, n’était plus alors, selon le mot d’un poète, qu’un adultère légal. Mais, comme il arrive toujours, de l’excès du mal naquit le remède. Protestant contre cette immorale facilité du divorce, l’opinion publique, vers le temps d’Auguste, affecte d’accorder une estime particulière aux femmes qui n’ont eu qu’un mari. Elles-mêmes s’en vantent dans leurs épitaphes et prennent avec orgueil le titre d’univira, unicuba, unijuga. Au moment même où Virgile écrivait son Enéide, son ami, le poète Properce, composa une élégie pour un grand seigneur. Æmilius Paulus, qui venait de perdre sa femme, une descendante des Cornelii. L’amant de Cynthia et de beaucoup d’autres était avec le temps devenu sage ; il s’était laissé persuader par Mécène, un autre débauché converti, de consacrer sa muse à des chants sérieux et patriotiques. Lui, qui n’avait jamais voulu se marier, fut cette fois bien inspire par le mariage. La pièce de vers où il fait parler la jeune morte qui console son époux est