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et les personnes. On comprend qu’avec cette facilité à se renouveler sans cesse, elle soit vite devenue l’âme de la littérature. Elle avait toujours régné dans l’élégie ; Euripide lui donna, dans le théâtre tragique, une place importante ; les alexandrins l’introduisirent dans l’épopée. C’est elle qui a fait le succès des Argonautiques d’Apollonius de Rhodes, et il est probable que, sans les amours de Jason et de Médée, ce poème serait aujourd’hui bien oublié.

Virgile faisait profession d’imiter Homère, mais il lui était difficile de n’imiter que lui. Comme il voulait écrire une œuvre vivante, qui n’intéressât pas seulement les lettrés, mais le public entier, il devait tenir compte de ce qui s’était fait depuis les poèmes homériques, de ce qui était entré dans les habitudes et le goût de tout le monde. On s’était tellement accoutumé à la peinture de l’amour, et l’on y trouvait tant de plaisir, qu’il lui devenait difficile de priver son poème de cet agrément. Mais c’était introduire un élément étranger dans l’œuvre de son grand prédécesseur, et il fallait habilement accommoder cette nouveauté avec le reste, pour qu’elle ne pût pas choquer par le contraste.

L’effort de Virgile a surtout consisté à rendre l’amour plus grave, plus sérieux, plus digne de l’épopée. Il avait sous les yeux deux chefs-d’œuvre de l’art alexandrin, les Argonautiques d’Apollonius et les Noces de Thétis de Catulle ; il en profita, mais en les rapprochant de l’art homérique[1]. D’abord il a changé l’âge de la femme dont il devait peindre l’amour : ce n’est plus une jeune fille, comme Médée, encore moins une enfant, comme Ariane, « qui grandissait sous les baisers de sa mère, dans ce petit lit tout parfumé de suaves odeurs ». C’est une femme qui a connu les rigueurs de la vie, et qui a été mûrie par l’infortune. Son mari, qu’elle aimait tendrement, a été tué par son frère ; pour le venger, elle s’est mise à la tête des mécontens, elle a équipé des vaisseaux, elle a quitté son pays, elle a conduit ses compagnons jusqu’en Afrique où elle est occupée à leur bâtir une ville : voilà une véritable héroïne d’épopée. Mais de là même naît un embarras pour

  1. Il y a, dans le IVe livre de l’Enéide, un passage où ce travail de Virgile pour donner un peu plus de gravité à l’art alexandrin est surtout visible. Chez Apollonius, Vénus, qui a besoin de l’aide de l’Amour, le va chercher et le trouve avec Ganymède, qui joue aux dés et qui triche. La scène est fort adoucie chez Virgile. Assurément l’Amour y garde un peu de sa gaminerie. Il est heureux de ce déguisement qui le fait ressembler au jeune Ascagne et s’amuse à imiter sa démarche ; mais c’est tout de même un grand dieu : Virgile nous le rappelle au moment où l’imprudente Didon le prend sur ses genoux et le serre sans façon sur son cœur :
    Interdum gremio fovet inscia Dido
    Insidat quantus miseræ deus.
    de cette façon la dignité divine est à peu près sauvée.