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provocations perfides de la mer tranquille ». Il me semble qu’avant ce spectacle tentateur sous les yeux, les Carthaginois devaient être sollicités sans cesse à entreprendre des expéditions nouvelles. Mais si leur attention était tournée surtout vers la mer, qui était leur domaine et comme leur élément naturel, ils n’avaient pas laissé de prendre des sûretés du côté de la terre. « Carthage, dit Polybe, forme une sorte de presqu’île et n’est rattachée à la Libye que par un isthme d’environ 25 stades (un kilomètre) de largeur ; cet isthme est fermé par des collines difficiles à franchir, dans lesquelles la main de l’homme a pratiqué des passages. » Aujourd’hui l’aspect des lieux a changé, et lorsque, tournant le dos à la mer, nous regardons en face de nous, nous avons d’abord quelque peine à retrouver la presqu’île dont parle Polybe. C’est que la Medjerda (l’ancien Bragrada), qui va se jeter dans la Méditerranée un peu plus haut que Carthage, a bouleversé tout ce terrain ; comme elle entraîne avec elle beaucoup de limon et de sable, elle a comblé peu à peu le golfe d’Utique, et reculé le rivage de quatre ou cinq kilomètres ; mais les traces de l’ancien littoral sont visibles encore et nous permettent de nous reporter à l’époque où le flot venait baigner le pied des collines ; elles servaient alors de rempart à Carthage, qu’elles mettaient à l’abri d’un coup de main du côté de la terre, et Polybe avait raison de dire que l’espace qui s’étend entre la mer, le lac et la montagne formait véritablement une presqu’île.

Protégée par ces défenses naturelles, devenue, grâce à sa situation en face de l’Italie, de la Gaule et de l’Espagne, l’entrepôt du commerce de l’Occident, Carthage fut bientôt une des plus grandes villes du monde. De Byrsa, je puis m’en figurer la forme et l’étendue. Tous les quartiers se groupaient autour de la colline, les uns regardant la mer, les autres tournés vers la plaine. La ville, dans sa longueur, allait du lac de Tunis jusqu’aux environs de Bou-Saïd. Là commençait l’immense faubourg de Mégara, sorte de ville nouvelle, qui longeait la côte jusqu’à Kamart. Du côté opposé à la mer, entre l’enceinte de Carthage et cette ligne de collines qui la séparent du continent, le pays était occupé par des jardins et des villas dont on nous vante la beauté. Cette partie de la presqu’île ne doit pas avoir beaucoup changé ! , et je m’imagine que je la vois à peu près comme elle était du temps d’Hannibal. La terre n’a pas cessé d’y être fertile et riante. « C’est, dit Beulé, la richesse du sol africain unie à la poésie de la nature grecque et sicilienne. » Au milieu de champs d’orge et de blé, de petits villages, de belles maisons de campagne s’abritent sous des touffes de figuiers et d’oliviers, et forment des îlots de verdure. C’est là que les riches Tunisiens viennent passer la saison chaude, comme