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par-dessus les murailles d’une forteresse ennemie, il faut l’y aller reprendre, quoi qu’il advienne et quoi qu’il en coûte. »

L’impératrice jugea sans doute que c’était prévoir les malheurs de bien loin et combattre un mariage d’inclination par des raisons bien subtiles. Toutefois, l’empereur les ayant trouvées décisives, elle se résigna et continua de faire bon visage au chancelier. Mais les sourires d’une femme offensée sont bien trompeurs, et ce fut peut-être à son instigation que le 8 juin, sans en avoir avisé le prince, l’empereur mit brusquement à pied le ministre de l’intérieur, M. de Puttkamer. Cette exécution, qui réjouit les libéraux, fut moins agréable à M. de Bismarck. Avec le temps, selon toute apparence, on lui aurait donné d’autres dégoûts, et il n’est pas impossible qu’on l’eût amené à offrir de nouveau sa démission, qui cette fois eût été acceptée. Mais huit jours après la destitution de M. de Puttkamer, l’empereur Frédéric III n’était plus.

La fortune est si capricieuse qu’on ne sait dans ce monde ce qu’il faut craindre ou désirer. « Je ne désire plus rien, me disait une femme d’esprit ; les bonheurs que j’avais souhaités et obtenus m’ont souvent été amers, et j’ai quelquefois trouvé mon compte dans les malheurs que j’avais le plus redoutés. » M. de Bismarck n’avait pas vu sans appréhension monter sur le trône un prince royal qui n’avait jamais eu à se louer de lui. L’avènement de Guillaume II le délivrait de tout souci et semblait lui promettre de longs jours de félicité et de puissance. Il savait que le nouveau roi-empereur avait un vif sentiment de la dignité personnelle ; mais les jeunes gens les plus fiers d’eux-mêmes ne s’abaissent point en déférant aux conseils d’un vieillard expérimenté, qui gouverne l’Europe depuis vingt-cinq ans. Télémaque écoutait dévotement Nestor sans se plaindre que ses récits fussent trop longs. A la vérité, Guillaume II avait éprouvé dans sa première jeunesse de vives antipathies pour le chancelier de son père. Comme nous l’apprend M. Blum, il avait reçu ses premières leçons d’histoire allemande de la comtesse Reventlow, originaire du Schleswig-Holstein, irréconciliable ennemie de la Prusse, qui considérait comme des actes de brigandage les annexions de 1866. Mais lorsqu’en 1877 le prince fut envoyé à Bonn pour y achever ses études, il y trouva un professeur, le docteur Maurenbrecher, qui se chargea de rectifier ses idées. « Lorsqu’il quitta l’université, disait plus tard ce persuasif docteur, il était devenu, grâce à moi, un fervent admirateur du prince de Bismarck. Je suis fier d’avoir obtenu ce résultat, et quand je n’aurais pas écrit, mes livres, je pourrais encore me rendre le témoignage que j’ai glorieusement employé ma vie. »

La conversion opérée par M. Maurenbrecher avait été aussi durable que complète. Dès son avènement le jeune empereur profita de toutes les occasions pour témoigner à M. de Bismarck son respect et son