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souci, une sorte de sécurité et de tranquillité. Cela encore est de la liberté d’une certaine espèce. Ce n’est pas la vraie ; la vraie consiste à être propriétaire ; oui, à avoir à soi certains droits tellement consacrés, tellement défendus par la classe, corporation, ville, province, groupe humain quelconque auquel on appartient, que nul pouvoir central, nulle loi votée par la majorité d’une as semblée centrale ne vous les peuvent arracher ; mais enfin cette liberté, assurée par l’égalité et la centralisation, ne laisse pas d’avoir dans la pratique, et jusqu’à accident, une réalité assez savoureuse.

Comptez que le citoyen romain de Marseille ou de Carthagène qui traverse tout l’empire en trouvant partout le même code, et les mêmes formes de procédure, et des agens administratifs obéissant au même esprit, peut passer toute sa vie en se croyant un citoyen suffisamment libre. Le genre de liberté que l’uniformité assure, la Révolution française l’a fondée, et c’était un bienfait, et le besoin qu’on en sentait en 1788 était tel qu’elle a pu croire que c’était la liberté véritable qu’elle avait établie. Au vrai, ce qu’elle a établi, c’est l’ancien régime. L’ancien régime c’était le roi-Etat, contenu quand il était faible, laissé omnipotent quand il était fort, par des chambres de surveillance qu’on appelait les Parlemens ; le nouveau régime, c’est l’Etat-roi, contenu quand il est faible, laissé omnipotent quand il est fort, par des chambres de surveillance et de contrôle qu’on appelle législatives ; l’ancien régime c’est le roi-Etat, tantôt subissant les parlemens, tantôt faisant contre eux des coups d’Etat ; le nouveau régime c’est l’Etat-roi, tantôt subissant les Chambres, tantôt faisant des coups d’Etat contre elles. La Révolution a établi l’ancien régime régularisé, concentré et rendu plus uniforme, ce qui du reste est une amélioration matérielle.

Le peuple français, qui n’a jamais souhaité la liberté, mais qui s’est passionné pour l’égalité et pour l’unité, l’a parfaitement compris. On s’est étonné qu’en 1799, ne tenant plus à la liberté, il tînt encore à la Révolution, que, demandant un maître, et aussi despotique que possible, il ne demandât pas l’ancien, et le repoussât même avec vigueur. C’est précisément, comme l’a très fortement démontré Tocqueville dans son fragment sur le 18 Brumaire, que la Révolution estime chose et la liberté en est une autre. La Révolution avait donné aux Français, sans compter les biens du clergé et des émigrés, l’égalité civile et l’uniformité administrative ; les Français tenaient à conserver ces avantages, sans tenir à conserver la liberté qu’ils n’avaient pas et n’avaient jamais eue. A l’Empire ils ne perdaient que les Cinq Cents. On ne peut imaginer à quel point un peuple tient peu à ses