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Mais les socialistes se proposaient un autre but et n’ont pas cessé d’y tendre. Il s’agissait de rendre l’arbitrage obligatoire. On s’aperçut aisément que, s’il était aisé d’employer la contrainte envers les patrons, il serait difficile, quelquefois périlleux de forcer la main aux ouvriers[1]. M. Raspail proposait, à vrai dire, un expédient bizarre : on enlèverait aux récalcitrans le droit de se mettre en grève. Mais comment le leur enlever sans recourir à la force ? Grave dissonance dans la discussion d’un projet où l’on s’efforçait de substituer à la violence le raisonnement, l’entente amiable, le débat préalable et réfléchi. L’arbitrage obligatoire fut donc repoussé.

Quelques hommes d’Etat tombent dans une double erreur. Les uns se figurent qu’ils peuvent, en jouant, sur les mots, se déclarer socialistes sans adhérer aux véritables principes du socialisme. Ils s’abusent et n’abusent guère qu’eux-mêmes. Les gens que tentent les doctrines collectivistes connaissent aujourd’hui la valeur des mots : si l’on ne gagne pas leur faveur en tâchant de prouver qu’ils s’égarent, on perd leur confiance en feignant de leur laisser croire qu’ils ont raison sans leur donner raison. D’autres politiques s’imaginent qu’on peut battre les socialistes avec leurs propres armes, les enlacer et les muscler en caressant deux ou trois de leurs projets, par exemple en exagérant, comme l’a fait AL de Bismarck, certaines attributions de l’Etat pour les tenir sous la tutelle de l’Etat et tourner plus sûrement contre eux, au bon moment, ses armes offensives et défensives. Autant de songes ! Les chefs du socialisme contemporain sont des logiciens terribles : il n’est pas une concession qui n’en provoque une autre ; et, quand un doigt est mis dans l’engrenage, tout est broyé. « Je veux vous l’avouer franchement, disait Bebel au Reichstag, si quelque chose a favorisé l’agitation socialiste, c’est le fait que le prince de Bismarck s’est jusqu’à un certain point déclaré pour le socialisme ; seulement nous sommes dans ce cas le maître et il est l’écolier. » Il faut avoir le courage de confondre l’erreur par la vérité, le socialisme par la liberté.

Enfin toute conquête, même partielle, du socialisme sur la liberté civile est un échec pour la liberté politique. Il en est surtout ainsi dans les pays que leurs mœurs et leurs traditions préparent incomplètement à cette liberté.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. Voir le rapport de M. Lockroy (23 janvier 1892).