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sous sa forme césarienne, soit sous sa forme républicaine. Pendant ces quarante-six ans elle a été conservatrice : elle n’a pas fait une révolution, pas une, l’Empire s’étant écroulé de lui-même sans coup subir à l’intérieur ; elle a étouffé les révolutions que les minorités ont voulu faire, avec une décision, une volonté et une force coercitive inattendues ; elle est même trop rebelle peut-être aux progrès, aux tentatives un peu pénibles de changement : il n’y a pas d’instrument conservateur plus solide et plus formidable que le suffrage universel. Elle a été pacifique extrêmement, et on ne l’a rendue belliqueuse qu’en la trompant, ou plutôt on a été belliqueux pour son compte sans qu’elle le voulût, et quand elle disait qu’elle ne le voulait point être, et en profitant pour la guerre de l’approbation qu’elle donnait à son gouvernement en vue de la paix. Après un autocrate pacifique il n’y a pas de gouvernement plus naturellement pacifique qu’un gouvernement démocratique.

Tocqueville ne dissimulait pas plus les inconvéniens qu’il avait cru découvrir dans la démocratie que ses avantages. Il est bien, je crois, le premier qui ail dit que la démocratie abaisse le niveau intellectuel des gouvernails. Très répandue de nos jours, cette idée l’était infiniment peu à cette époque. Montesquieu, peu démocrate, à tout prendre, avait dit : « Le peuple est admirable pour choisir ses magistrats » ; et il était assez naturel qu’on fût de son avis. L’intérêt d’une coterie à choisir seulement des serviteurs dévoués est évident, et si évident aussi l’intérêt de tout un peuple à ne choisir que les hommes les plus intelligens, qu’il semblait qu’il tombât sous le sens que la démocratie ne dût porter au pouvoir que l’élite intellectuelle du pays. Ce n’est pas du tout cela, mais à peu près le contraire, que Tocqueville avait vu en Amérique : « Je fus frappé de surprise en découvrant à quel point le mérite était commun parmi les gouvernés et combien il l’était peu chez les gouvernans. » Les raisons qu’il en a trouvées sont diverses, toutes assez justes, à mon gré, toutes très originales et prophétiques, elles aussi, au temps où elles furent émises. D’abord la démocratie est jalouse de la supériorité intellectuelle et surtout de l’affectation de cette supériorité. Comme a très joliment dit Stendhal, « différence engendre haine ». Ce n’est pas tout à fait vrai. Différence engendre respect étonné et quasi religieux, ou engendre haine. Or l’avènement démocratique supprime le respect, et laisse place au reste. N’oubliez jamais que les classes à proprement parler ne disparaissent pas. Les castes disparaissent, les classes demeurent. Une classe, en l’état démocratique, c’est une caste désarmée, ayant perdu tout ce qui la faisait respecter, gardé tout ce qui la faisait différente, partant tout ce qui la fait