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s’envient ; elles ne luttent pas précisément ; en tout cas, elles ne luttent pas constamment. Les partis, eux, luttent constamment pour le pouvoir. La haine est endémique dans les États démocratiques. Cela est si vrai que, d’une part, la politique y devient, dans les classes moyennes et populaires, l’art de se haïr, d’autre part l’abstention politique, au moins simulée, y devient signe de bonté. D’une part se tournent naturellement vers la politique les hommes à tempérament combatif, d’autre part se tiennent à l’écart ou du moins affectent de s’y tenir, disant : « Je ne m’occupe pas de politique, » ceux qui veulent faire entendre qu’ils sont gens paisibles, tolérans et inoffensifs. La vérité, tout état ayant ses mauvais côtés, est que les citoyens sont beaucoup moins désunis dans l’état despotique que dans l’état populaire, et que la démocratie est une petite guerre civile, adoucie, anodine, préférable aux autres, mais enfin une petite guerre civile, assez vive, en permanence. La monarchie autoritaire, c’est : « Obéissons et aidons-nous les uns les autres sous le joug » ; la guerre civile, c’est : « Battons-nous » ; la démocratie c’est : « Comptons-nous au lieu de nous battre », ce qui est très raisonnable ; mais avant de se compter, en se comptant et après s’être comptés, on ne laisse pas de s’en vouloir.

Cette partie flatteuse de la peinture de la démocratie par Tocqueville n’en est pas moins très intéressante, et dans son ensemble assez vraie. Surtout elle avait, quand elle paraissait, le piquant du paradoxe appuyé sur des faits. Venir dire : la démocratie est pacifique, la démocratie est conservatrice, la démocratie est douce en ses mœurs, à des hommes à qui le mot démocratie rappelait invinciblement la Révolution française et qui ne pouvaient guère se représenter la démocratie sous une autre forme que celle de la Révolution, c’était, en excitant la contradiction, exciter l’intérêt. Il y fallait un certain courage. Le paradoxe n’est qu’un jeu pour les simples hommes de lettres ; mais, dans le monde dont M. de Tocqueville était, il est fort mal porté et disqualifié. C’est ici qu’il faut reconnaître la principale vertu de Tocqueville, qui était d’avoir le courage de ses idées. Il revenait d’Amérique ; il y avait vu la démocratie avec certains caractères qu’elle n’avait jamais eus en France ; au risque d’être accusé de dire des énormités pour attirer l’attention, il rapportait tout franc ce qu’il avait vu, et n’hésitait pas à ajouter que la démocratie aurait ces mêmes caractères partout où elle s’établirait d’une façon solide. Sauf quelques points secondaires, il avait raison, jusqu’à être, même pour la France, très bon prophète, Voici un demi-siècle que la démocratie est établie en France, soit