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toujours existé, et la principale antinomie sociale est justement l’opposition de la nécessité de la hiérarchie et du sentiment égalitaire. Les hommes donc ont le besoin, non pas de détruire le gouvernement, et l’homme est un animal archique naturellement, mais de détruire ou d’affaiblir, dans la mesure où ils le peuvent, tous les sous-gouvernemens, toutes les puissances, castes, classes, corporations qui s’étagent entre eux et le gouvernement central. Ce qu’ils appellent communément liberté n’est même pas autre chose. Le sujet d’un empire oriental se croit libre ; le peuple romain a très bien vu en César un libérateur. Il est à remarquer que les peuples entourent d’un respect religieux, non jamais, ou très faiblement, une caste, très souvent et très facilement un maître unique, despote oriental, César romain, Napoléon français. Celui-là représente pour eux la force populaire incarnée dans un homme. Et en quoi donc la représente-t-il ? En cela qu’il supprime la hiérarchie que la force populaire veut toujours supprimer. En cela il représente bien, non, certes, le peuple lui-même, mais un des instincts du peuple, et le plus vif, et à l’état victorieux. Le peuple ne se trompe donc pas entièrement en se voyant représenté par lui. Le despotisme est fort véritablement démocratique. Il y a des formes moins grossières, à la vérité, de la démocratie ; il y a la démocratie sans despote. Celle-ci est despotique elle-même et par elle-même. Il ne faut nullement se le dissimuler. Même aux États-Unis, que Tocqueville, pour des raisons que nous verrons plus tard, aime profondément, sur certains points un despotisme existe, qui est très pénible : « Lorsqu’un homme ou un parti souffre d’une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu’il s’adresse ? À l’opinion publique ? C’est elle qui forme la majorité au Corps législatif. Il représente la majorité et lui obéit aveuglément. Au pouvoir exécutif ? Il est nommé par la majorité et lui sert d’instrument passif. À la force publique ? La force publique n’est autre chose que la majorité sous les armes. Au jury ? Le jury c’est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts : les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité. Quelque inique et déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre. » — Les hommes, s’ils avaient, mais ils ne l’ont pas, en établissant la démocratie, l’intention de fonder la liberté, se tromperaient donc fort. L’essence de la démocratie n’est point d’abolir le despotisme ; mais elle a, à ce point de vue, une grande séduction. Elle n’établit pas la liberté, mais, comme le dit Tocqueville dans une admirable formule, « elle immatérialise le despotisme ». Le despotisme, chez elle, est partout, mais n’est sensible nulle part.