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travailleurs la caisse nationale des retraites, elle n’a enregistré que 800 000 déposans sur 9 600 000 ouvriers ; encore le nombre des adhésions spontanées a-t-il été presque nul[1]. M. Gladstone, en Angleterre, n’a guère mieux réussi dans une entreprise analogue. Donc, si l’on ne peut pas obtenir immédiatement un système de pensions « servies par l’Etat », comme on le pro posait naguère au congrès de Belfast, il faut du moins pousser de vive force à l’assurance par l’Etat : compelle intrare.

Mais ce raisonnement ne nous subjugue pas. D’abord l’impôt diffère absolument de la prime : tout le monde est tenu de contribuer aux dépenses nécessaires que l’Etat fait dans l’intérêt général, et personne n’est astreint à s’assurer dans son propre intérêt. Ensuite, si plusieurs tentatives de ce genre ont échoué, c’est que l’Ktat sort de son rôle naturel et veut faire le commerce sans être suffisamment commerçant[2]. Enfin, quand le travailleur ne veut pas s’assurer, il n’a pas toujours tort : dans le commerce maritime, par exemple, certains armateurs trouvent un avantage à « s’assurer eux-mêmes », c’est-à-dire à constituer un fonds de réserve assez important pour parer aux conséquences des sinistres ; de simples « employés » peuvent faire un calcul analogue. Après tout, s’ils se trompent, c’est leur affaire. Quand il s’agit, en 1883, d’imposer aux ouvriers mineurs des retenues obligatoires sur leurs salaires pour coopérer à l’établissement des caisses de secours, les délégués entendus par la commission d’enquête ne s’accordèrent pas : il n’est pas certain, dit l’un d’eux, qu’on accepte, au Creuzot ou à Montceau-les-Mines, cette obligation[3]. S’il n’est pas démontré que le régime de liberté pèse à la majorité des intéressés (et la démonstration n’est pas faite), l’Etat excède manifestement son droit en les contraignant. Il ne doit pas, je le répète, entamer le salaire de l’un, le pécule de l’autre, sans son consentement formel, même avec l’intention de le lui rendre sous une autre forme.

La loi française du 27 décembre 1802 n’organise qu’un arbitrage facultatif en matière de différends collectifs entre patrons et ouvriers ou employés. On ne peut qu’approuver notre parlement d’avoir, en quelque sorte, convié les ouvriers et les patrons à soumettre les questions qui les divisent d’abord à des comités de conciliation, ensuite à des conseils d’arbitrage, en conférant même au juge de paix le droit d’intervenir d’office en certains cas[4].

  1. Comp. le projet de loi du gouvernement sur les retraites ouvrières, déposé le 6 juin 1891.
  2. Comp. Léon Say, Le Socialisme d’État, p. 59.
  3. Voir mes Questions sociales et politiques, p. 310.
  4. Nous faisons nos réserves sur l’article 13.