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honorable » et c’est « agréable ». — « Je ne vois pas d’emploi plus honorable et plus agréable de la vie que d’écrire des choses vraies et honnêtes qui peuvent signaler le nom de l’écrivain à l’attention du monde civilisé, et servir, quoique dans une petite mesure, la bonne cause. » Et surtout, ce qu’il ne dit que vers la fin de sa vie, c’est une nécessité, de nature pour certains esprits, pour ceux qui, timides dans l’action, et surtout intimidés dans la discussion, ont besoin pourtant d’agir, ont besoin de cette action suivie, tenace, extrêmement énergique, mais non troublée, non interrompue, non rendue incohérente par l’objection inintelligente ou passionnée, qui s’exerce le front dans la main, le doigt et l’ongle dans les documens, ou la plume en main dans le silence encourageant et fortifiant du cabinet. Cet effort continu était pour Tocqueville la santé de lame : « Le principe le plus arrêté de mon esprit est qu’il n’y a jamais d’époque dans la vie où l’on puisse se reposer. L’effort est aussi nécessaire et même bien plus nécessaire à mesure qu’on vieillit que dans la jeunesse. La grande maladie de l’âme, c’est le froid. »

Il n’a pas eu trop à se plaindre dans sa vie trop courte ; car il l’a menée assez conforme à ces principes, c’est-à-dire à sa nature. Magistrat quelques années, voyageur en Amérique et en rapportant un très beau livre, député très considéré une douzaine d’années, ministre sous la présidence Louis-Napoléon, après avoir combattu la candidature Louis-Napoléon, rentré dans la vie privée après le coup d’Etat et publiant son admirable travail sur l’Ancien régime, saisi, sur le tard, d’une maladie de poitrine, il s’en alla s’éteindre à Cannes à l’âge de 54 ans, très peu de temps après avoir cité quelque part cette parole d’un philosophe antique : « supporte patiemment la mort en songeant que tu n’as pas à te séparer d’hommes qui pensent comme toi. » C’était ce que nos écrivains classiques appelaient un « généreux », une âme loyale, pure, dévouée aux grandes causes, très courageuse, très désintéressée, capable des sentimens de famille dans toute leur délicatesse, d’amitiés pour des amis obscurs, c’est-à-dire d’amitiés véritables, très dédaigneuse, mais par suite non pas de l’estime de soi, mais de cet étonnement que les médiocrités de l’esprit et du cœur inspirent aux natures élevées ; et dans ce cas le dédain n’est pas précisément de la répulsion, mais une sorte de désorientation et de gaucherie en pays inconnu. Une certaine solennité qu’il avait dans ses ouvrages et qu’on ne retrouve nullement dans ses lettres, lui a fait un peu de tort. C’était un reste des habitudes du magistrat, et un reste de timidité, et une marque de politesse envers le public, dont d’autres s’affranchissent trop. Il est resté en horreur