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TOCQUEVILLE

Un patricien libéral, qui aime passionnément la liberté et sait assez précisément en quoi elle consiste, qui, d’autre part, est tellement convaincu de la fatalité de la démocratie dans les temps modernes qu’il l’accepte absolument, et ne cherche qu’à la concilier avec ce qu’elle peut supporter de liberté ; très intelligent du reste ; consciencieux dans sa tâche au-delà de tout ce qu’on peut dire ; bon historien, bon observateur, assez près d’être un grand écrivain ; c’est un personnage fort intéressant, dont il convient de fixer les principaux traits avant que le progrès de cette démocratie qu’il aimait presque et de ces mœurs démocratiques qu’il aimait peu aient tout à fait déshabitué de le lire.


I

Patricien, il l’était bien. Ce petit-fils de Malesherbes, fils d’un préfet de la Instauration, bien qu’il n’ait jamais voulu prendre son joli titre de vicomte, et ait toujours signé simplement : Alexis de Tocqueville, était un des hommes les plus dédaigneux des autres qui aient existé. Il avait très fortement les qualités et les défauts de l’orgueil. Dévoué avec une tendresse exaltée, féminine, à ceux qu’il avait une fois choisis, mis dans sa caste, qu’ils fussent nobles ou prolétaires du reste, consacrés ses pairs, il avait un mépris souverain pour les autres. Ses Souvenirs, qu’il faut lire d’ailleurs en se souvenant qu’il était non seulement aigri, mais malade quand il les écrivit, sont pleins d’une amertume