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Est-ce à la persistance des souvenirs, des inimitiés qu’elles éveillent que se doivent ramener les dissensions qui en maints endroits se perpétuent entre castes diverses ? Elles frappent d’autant plus que la population est naturellement plus pacifique. L’hostilité la plus durable, la plus fameuse, est celle qui, dans le sud de l’Inde, partage ce qu’on appelle la « main droite » et la « main gauche ». Les deux catégories correspondent, semble-t-il, au moins en gros, à une répartition en castes d’artisans et castes agricoles. L’origine et l’histoire n’en ont jamais pu être éclaircies. Ce qui est sûr, c’est que leur rivalité a été et est encore la source de conflits violens qui divisent la population en camps ennemis. Certains privilèges que revendique l’une ou l’autre « main », au moindre empiétement, allument la lutte. Elle a souvent provoqué des soulèvemens qui, « se communiquant de proche en proche, semaient le trouble sur une grande étendue de pays, donnaient occasion à des excès de tout genre et se terminaient souvent par des batailles sanglantes ». Des faits pareils, quoique plus circonscrits, sont signalés en bien des régions. Souvent ce sont des prétentions rivales à des avantages honorifiques qui, cause ou prétexte, donnent naissance à ces conflits. Elles sont à nos yeux assez futiles. Elles passionnent singulièrement les intéressés. C’est que, partout, l’organisation des castes est devenue le cadre d’une véritable hiérarchie ; chacune y a son rang marqué par la tradition ou par l’opinion ; chacune le maintient à tout prix ou s’efforce de s’élever dans l’échelle.

Il y a là un trait tout à fait caractéristique pour la physionomie générale de l’institution. Le pivot de cette hiérarchie c’est la supériorité reconnue de la caste brahmanique et de ses nombreuses ramifications. On a pu dire que la place attribuée à chaque caste dépendait essentiellement de sa relation avec la caste brahmanique, îles marques de ménagemens ou de dédain quelle en recevait. En dépit de la déconsidération relative qui a frappé nombre de leurs castes, les brahmanes tiennent presque partout la tête ; leur ascendant religieux a assuré une puissante autorité à des classifications qui, dans une large mesure, se fondent sur des préceptes et des préjugés religieux. Il est très rare que leur supériorité ait été contestée. Mais souvent, pour se rapprocher d’eux, la lutte a été, entre les classes moins favorisées, obstinée et ardente. Toutes les castes, même les plus déshéritées, sont animées d’un amour-propre, d’une passion d’exclusivisme qui a étrangement envenimé ces querelles. Tous les moyens, depuis la corruption et la ruse, jusqu’à la force ouverte, sont mis en œuvre par des groupes divers pour affirmer ou pour conquérir telles prérogatives qui les relèvent dans la considération publique.