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d’ailleurs réglé infiniment plus par la coutume, variable suivant les lieux, insaisissable dans sa complexité, que par des règles légales fixées en des textes authentiques, aisément accessibles. Les livres que l’on est accoutumé à considérer comme des recueils de lois, ne représentent pas des prescriptions rigoureusement obligatoires dans le domaine civil. Ce sont des œuvres sacerdotales. Elles laissent dans le vague une foule de points intéressans. A bien des égards, elles expriment plutôt un certain idéal théologique que des définitions strictes adaptées à la réalité. Embrouillée déjà par la diversité et par l’entre-croisement des faits, l’étude est donc plus embarrassée que servie par une théorie légale dont la précision est décevante. L’autorité en est placée si haut que cette barrière doctrinale laisse libre passage à une pratique très différente et à une variété extrême de combinaisons imprévues. Les effets en ont de tout temps paru flottans et incertains. S’étonnera-t-on que, égarés par des informations si imparfaites, les notions courantes aient, en un sujet si délicat, si éloigné de leurs prises directes, abouti à des simplifications qui leur sont aussi familières qu’elles sont en général contraires à la vérité ? La physionomie des faits en a été gravement déformée.

On se représente volontiers les castes hindoues comme un système politique d’une stabilité inviolable, qui emprisonne les individus dans d’inflexibles entraves, dans des occupations immuables de père en fils, qui coupe, qui a coupé de tout temps aux initiatives particulières toute perspective d’ascension sociale. Des brahmanes qui ne peuvent se consacrer qu’à la vie religieuse et aux occupations rituelles ; des soldats qui ne se peuvent recru ter que dans la classe des guerriers ; des chefs qui ne peuvent sortir que de la caste royale et militaire, sans que rien ait jamais dérangé ni puisse troubler jamais un ordre sévèrement protégé de temps immémorial : c’est ainsi, je pense, que l’on envisage communément la société hindoue.

Dès le siècle dernier, on a abondamment spéculé sur cette organisation ainsi comprise. Le préjugé s’est perpétué jusque de nos jours. Des hommes éclairés, que leurs fonctions ont mis en contact durable avec les faits, qui ont écrit récemment, depuis les modernes progrès du droit comparatif, traitent encore l’institution des castes et l’interprètent sous ce jour ; ils y dénoncent le calcul réfléchi et perfide d’une classe ambitieuse. On voit ainsi d’habiles gens reprendre en quelque manière sur ce terrain la notion déci dément vieillie d’un pacte conscient appliqué à l’origine des institutions sociales. Faut-il s’en étonner ? Ce serait oublier combien est tenace l’empire des conceptions toutes faites, monnayées en propositions courantes. Cela prouve au moins que la question est