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contraignait dans ses démarches et l’exposait soit à la rancune, soit à la partialité d’un intermédiaire unique ; mais elle préparait en outre, au grand détriment de la république, la dangereuse suprématie d’une intime minorité, c’est-à-dire de deux cent mille syndicataires sur l’ensemble de la population ouvrière et industrielle. La Chambre sentit ce péril, et la loi fut ajournée : les syndicats ont alors changé leur fusil d’épaule, et le piquant de l’aventure, c’est que, pour soustraire décidément les ouvriers à la « rapacité de l’intermédiaire », ils se sont érigés eux-mêmes en intermédiaires sans se soucier autrement de la gratuité. La redevance, au lieu d’être préalable, n’est touchée qu’après le placement[1].

Ce qui justifie, aux yeux des socialistes, cette entreprise persévérante, acharnée contre la liberté du genre humain, c’est la nécessité d’arrêter le développement excessif de la production. A côté de la plaie féodale qui vient de se fermer, écrivait Dupont-White en 1846[2], une plaie nouvelle s’est ouverte, celle de l’industrie libre. Le régime de la libre production permet à tout venant d’élever manufacture, atelier, boutique, quel que soit le nombre des industries préexistantes ; de recruter partout des ouvriers, de troubler les relations acquises, de ruiner les compétiteurs par la « surabondance des produits » et l’émulation du bon marché. La marche forcée des usines, la plénitude des magasins entraîne bientôt l’impossibilité de vendre que suit celle de produire, et le travailleur, après les malaises de l’intermittence, éprouve les désastres du chômage. Des brochures intitulées : Crises pléthoriques, Anarchie de production, ont été depuis cette époque répandues en Allemagne par les chefs de la secte ; le programme d’Erfurt les résume dans une phrase laconique : « Les forces productives de la société actuelle sont devenues trop grandes. »

Il est incontestable que, même sous le régime de la liberté, la production ne s’adapte pas invariablement, avec une précision mathématique, aux besoins des consommateurs. Il n’en peut être autrement, les plus avisés ne pouvant pas tout prévoir. Il s’agit de savoir comment on pourrait suppléer à ce défaut de prescience et si chacun des remèdes proposés n’est pas pire que le mal. Nous avons déjà montré qu’on l’aggraverait en faisant de l’Etat un producteur unique, et que, la libre concurrence une fois écartée, chaque erreur aurait des conséquences incalculables. Tout porte à croire qu’on ne gagnerait pas davantage à concentrer la production entre un certain nombre d’associations ouvrières : il ne faut

  1. Voir le Journal des Débats du 19 août 1893.
  2. Essai sur les relations du travail avec le capital, ch. XVII.