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exécutait en dix jours une pièce de machine ; son maître la lui commande au même prix en lui laissant le choix du temps ; il la termine en sept jours et gagne un peu plus de 7 francs. Plus tard, il sera chargé d’exécuter le cylindre ; d’une machine à vapeur, valant deux ou trois mille francs, calculera ce qu’il lui faut de temps et de main-d’œuvre, s’adjoindra plusieurs auxiliaires, tirera d’eux le meilleur parti possible, arrivera par là même à gagner un très gros salaire, tout en trouvant le moyen de stimuler leur zèle par un supplément de paye. En fin de compte, il aura gagné deux, trois ou quatre fois plus que par le travail à la journée, obtenu les bénéfices d’une spéculation véritable sans risquer les capitaux de l’État ni ceux qu’il a lui-même épargnés. Voilà, disait alors M. Thiers, une « organisation du travail » toute trouvée, toute facile, qui est à la fois un système d’éducation, de surveillance, de rémunération exactement proportionnelle au travail produit : elle existait et vous l’avez détruite ! « O les plus inconséquens des hommes ! Vous voulez que l’ouvrier devienne entrepreneur et, dès qu’il l’est devenu, vous le délestez, vous l’appelez marchandeur, indigne tyran qui exploite l’homme ! vous vantez le travail comme la plus sainte des vertus ! vous voulez que l’homme travaille, qu’il s’applique, qu’il gagne, qu’il prospère, et, lorsqu’il vous a obéi, qu’il a réussi, qu’il a spéculé heureusement dans les limites qui lui conviennent, vous l’appelez usurpateur, tyran du prolétaire ! Oui, pour vous plaire, il faut n’avoir pas réussi ! Et voyez comme la fin couronne l’œuvre ! Le lendemain du jour où le travail à la tâche était aboli, les bons ouvriers étaient découragés, les mauvais ne gagnaient pas plus, et les jeunes demeuraient sans ouvrage. »

Comme un grand nombre d’ouvriers associés, les « associés tailleurs », par exemple, avaient été, par la force des choses, amenés à rétablir très promptement le travail à la tâche, et l’épreuve de 1848 ayant complètement échoué, cette utopie fut discréditée pour un certain temps. Karl Marx recommença la lutte en ouvrant le feu contre le travail « intensif », c’est-à-dire en démontrant qu’il ne suffisait pas de réduire la journée de travail si l’ouvrier s’usait par un déploiement excessif de force musculaire ou de force nerveuse. Le congrès de Bruxelles vota donc à l’unanimité, le 22 août 1891, la suppression du travail aux pièces[1], et ce vœu fut renouvelé l’année suivante par le congrès de Tours.

  1. Dans les termes suivans : « Le congrès est d’avis que cet abominable système du surmenage est une conséquence du régime capitaliste, qui disparaîtra en même temps que celui-ci : il est du devoir des organisations ouvrières de tous les pays de s’opposer au développement de ce système. »