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amendes. M. Yves Guyot a montré clairement que, si l’unique sanction des règlemens était désormais la mise à pied ou le renvoi, la situation des ouvriers aurait beaucoup empiré[1]. Mais voici que les syndicats de mineurs réunis à Lens entendent parer à cet inconvénient en prohibant le congédiement des ouvriers de quarante ans, c’est-à-dire en conférant aux ouvriers de cet âge une sorte d’inamovibilité. Ceux-ci, quoi qu’ils fassent[2], ne seront comptables qu’envers eux-mêmes de leur inexactitude ou de leur indiscipline. Et les patrons ? Ils ont le droit de se taire.

A quelle autorité peut-on commettre, en effet, la réglementation du travail et des salaires ? Les syndicats d’ouvriers seraient investis, dans le programme du parti socialiste, de cette redoutable fonction. Le Grütli, vaste association radicale qui se propose depuis un demi-siècle d’accroître le bien-être matériel et moral des ouvriers suisses, ne s’est pas contenté d’acclamer, dans sa session de Neuchâtel (juillet 1893), les syndicats obligatoires, mais a demandé qu’on les chargeât de régler et délimiter la production. Le Congrès de Bienne (avril 1893) leur avait déjà donné le mandat de déterminer les conditions du travail, la journée normale, le taux du salaire, ajoutant que leurs décisions auraient « force de loi » pour tous les patrons et les ouvriers. Les trades unions jouent à peu près ce rôle en Australie, dans les colonies de Victoria et de la Nouvelle-Galles du Sud, en y maintenant par des procédés violens le taux factice des salaires[3]. On arriverait, en suivant cet exemple, à constituer le plus monstrueux monopole au profit d’une infime minorité qui confisquerait toute l’activité nationale. M. Bernard-Lavergne a, dans un discours très vif, protesté, devant le Sénat français (4 juillet 1893), contre ces empiétemens, non seulement au nom de l’autonomie et de la liberté humaines, mais en invoquant la souveraineté du peuple et les principes de la Révolution française. A vrai dire, les habiles ne sont pas éloignés de croire qu’on dépasse le but, au moins pour le moment, en affichant cette prétention singulière, et là n’est pas en Europe, à l’heure présente, le véritable champ de bataille.

En 1875, on réclamait, à Gotha « la fixation de la journée de travail correspondant aux besoins de la société ». Les socialistes allemands avaient assurément sous les yeux la loi des

  1. La Tyrannie socialiste, p. 160 et 161.
  2. Le programme porte qu’il ne sera plus, à l’avenir, renvoyé d’ouvriers ayant encouru une condamnation, mais en exceptant le cas où la condamnation aurait porté préjudice à « l’employeur ».
  3. Voir un intéressant article de M. Chailley-Bert dans le Moniteur des intérêts matériels du 2 mai 1893.