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longtemps, que de rares adeptes ; elles ont maintenant des représentais dans les assemblées, et le nombre en augmente à chaque renouvellement de la représentation nationale. C’est un fait constant en Allemagne ; il vient de s’affirmer en France. Ainsi le flot monte sans cesse, celui des charges publiques comme celui des idées destructives de toute société.

Voilà la paix telle que M. de Bismarck a voulu la garantir à l’Europe ; en voilà les fruits amers. Elle met le vieux monde en présence de deux alternatives : la misère ou la guerre ; à moins qu’elle ne le conduise à une troisième catastrophe non moins redoutable : la guerre sociale. En présence des faits dont nous sommes tous témoins, nul n’est autorisé à se bercer de l’illusion que chaque nation, en Europe, peut indéfiniment élever ses impôts ; telle est cependant l’obligation dans laquelle les a tous enfermés l’ermite involontaire de Friedrichsruhe. C’est la ruine forcée à date plus ou moins éloignée. Le sort de l’Italie en est un témoignage irrécusable, et c’est celui qui est réservé à tous les autres pays fatalement. Chacun en reculera l’échéance dans la mesure de sa richesse nationale, mais aucun n’est assuré de s’y dérober indéfiniment. « C’est, a dit M. de Bismarck avec cet esprit humoristique qui le distingue, la guerre à coups de louis. » Mais quand la provision en sera épuisée, avec quelles réserves fabriquera-t-on ces projectiles d’un nouveau genre ? Soyons sérieux et ne nous dissimulons pas que la science, par une dérision du sort, stérilise, en quelque sorte elle-même, tous les sacrifices faits pour mettre et entretenir les forces militaires sur un bon pied, en obligeant sans cesse, par ses découvertes, à les renouveler. En ajoutant tantôt à la résistance des cuirasses, tantôt à la puissance de pénétration des boulets, ou bien à la portée du fusil ou du canon de campagne, elle rend vaines, le lendemain, les dépenses faites la veille sur ses indications[1]. Nul ne saurait donc prétendre qu’il viendra un jour ou l’on pourra s’arrêter sur cette pente glissante et sans fin. L’Europe est condamnée à s’y traîner jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la révolte de la conscience publique qui préférera, à la ruine et à la misère, la lutte suprême, la lutte pour la vie, comme l’a dit le général de Caprivi. Voilà la paix année, en voilà les conséquences, voilà où la politique personnelle de M. de

  1. Autrefois la construction d’un grand vaisseau de ligne, armé de 120 canons, n’exigeait pas une dépense de 3 millions. Les derniers cuirassés, mis à la mer, ont coûté 27 millions. Il en est sur chantier qui en coûteront 30. Autrefois il nous fallait entretenir, dans nos arsenaux, un armement pour une armée de cinq cent mille hommes : il nous faut entretenir aujourd’hui un armement pour une armée de quatre millions d’hommes.