Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Etat. Il existe en France des conseils municipaux qui, de peur que le nom de Dieu ne souille les lèvres des enfans, le font rayer des livres classiques : si leurs favoris peuplent les comités directeurs de la production, tous les catéchismes, tous les livres de piété, tous les ouvrages qui ne seront pas marqués au coin de l’orthodoxie positiviste pourront donc être proscrits. Leurs adversaires, s’ils les dépossèdent, pourront prendre une revanche d’intolérance et défendre à leur tour la publication de tous les ouvrages qui ne seraient pas empreints d’un sentiment religieux déterminé. Ces prévisions ne sont pas purement chimériques, et Karl Marx, par exemple, pour justifier son anathème à la liberté religieuse, la compare à la liberté qu’aurait l’aiguilleur de manœuvrer les aiguilles et d’opérer les changemens de voie au gré de son caprice. Il est aisé de mesurer la profondeur de l’abîme. Jamais, depuis que le soleil luit sur le monde, on n’aurait réduit la pensée humaine à ce comble d’asservissement ; jamais, par une conséquence inévitable, la liberté politique n’aurait été soumise à cette torture et chargée de tels fers.

Nous ne croyons donc pas sortir de notre cadre en étudiant, toujours au même point de vue, diverses applications de l’idée socialiste que les circonstances ont suggérées depuis un certain nombre d’années soit aux publicistes, soit aux hommes d’Etat.


III[1]

Bien que, d’après une motion du docteur Aveling, gendre et disciple de Karl Marx, votée le 4 septembre 1893 à Belfast par un congrès du « Parti indépendant du travail », la « question du travail » ne puisse pas être résolue tant que « tous les moyens de production et de distribution n’auront pas été nationalisés », les socialistes ne dédaignent pas de préparer cette victoire définitive par des conquêtes partielles. C’est ainsi qu’ils ont réclamé la suppression du salariat. Karl Marx l’avait demandée formellement dans son Manifeste de 1847. Je retrouve cette proposition littéralement transcrite dans plusieurs circulaires électorales de 1893. M. Lafargue a lancé cet aphorisme : « Tant que vous n’aurez pas aboli le salariat, vous n’aurez rien fait. » Le salaire, dit-on encore, c’est le vol organisé par le patron.

Il faut s’entendre. Personne ne soutient que « l’employé » ne doit pas être rémunéré de son travail. On ne blâme que le mode

  1. C’est à dessein, on le remarquera sans peine, que je n’examine pas chacune de ces questions sous ses diverses faces. Je me propose uniquement de faire ressortir l’antagonisme du socialisme et de la liberté.