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parler et de tout dire après le troisième verre ; » appréciation aussi dépourvue de raison que de justice. La vérité c’est que la Russie s’alarmait, à son tour, du rôle prépondérant que le nouvel empire ou plutôt son impétueux chancelier s’arrogeait en Europe, et qu’elle avait pu se convaincre qu’il ne lui tiendrait aucun compte des services qu’elle avait rendus ; c’est que, dès ce moment, elle avait le juste pressentiment de l’ingratitude qu’on lui témoignerait à Berlin à la première occasion. Devant ces dispositions, M. de Radowitz avait d’avance perdu la cause qu’on l’avait chargé de défendre. L’empereur Alexandre II avait le cœur magnanime ; dès qu’il fut instruit des vues agressives du gouvernement allemand, il en fit part à notre ambassadeur, le général Le Flô en lui donnant l’assurance qu’il ne tolérerait pas que la France fût de nouveau envahie sans cause légitime et dans un sentiment de brutale ambition. Il eut bientôt l’occasion de traverser Berlin, et, après avoir conféré avec l’empereur son oncle, il put télégraphier que tout danger était conjuré.

M. de Bismarck a, depuis lors, hautement, obstinément répudié les calculs qui lui ont été attribués. Il a cependant reconnu que l’état-major les avait conçus et qu’il conseillait instamment de reprendre les armes sans plus tarder. L’homme de fer ne s’est pas borné à repousser les accusations dont il a été personnellement l’objet, il a, en outre, rejeté toute la responsabilité de cet incident sur le chef de l’armée : « Moltke, a-t-il dit à M. Blum dans des entretiens destinés à la publicité, a été, en cette occasion, le malfaiteur. » Mais ce langage, quand l’a-t-il tenu ? Après la mort de l’illustre maréchal. M. de Bismarck ne mérite-il pas davantage ce qualificatif Que nous lui empruntons quand il se fait gloire d’avoir contraint deux grandes nations à vider, par les armes, un conflit qu’on aurait écarté pacifiquement sans son astucieuse intervention ?

Les dénégations intéressés de M. de Bismarck, au surplus, sont chaque jour démenties par des informations documentées qui jettent une vive lumière sur la crise que nous venons de rappeler. On a publié récemment[1] des notes laissées par M. Gavard, notre chargé d’affaires à Londres, durant cette période. Ces pages sont d’un intérêt émouvant ; elles démontrent clairement que le gouvernement anglais, d’abord hésitant et même incrédule, se persuada bientôt de l’imminence du danger qui menaçait la paix et qu’il se hâta, dès lors, de s’unir à la Russie pour le conjurer. Nous ne pouvons que nous y référer. Nous citerons néanmoins l’ex trait d’un entretien de notre représentant avec l’ambassadeur de

  1. Voir le Correspondant du 25 novembre dernier.