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assez « purifié, comme nous le promet Dupont-White[1], au contact des lois éternelles dont il est l’agent nécessaire » pour exaucer ou repousser en connaissance de cause, dans son infinie sagesse, les vœux de quiconque voudra déménager. Mais nous ne déménagerons plus sans que la collectivité s’en mêle.

En outre, la liberté des professions est nécessairement sacrifiée. Selon les lois de l’organisation naturelle, un mauvais médecin devient bon architecte et n’est comptable qu’à lui-même de sa résolution nouvelle. Il n’en sera plus de même dans l’organisation artificielle où la division même du travail et la classification des métiers auront été réglées par l’autorité publique. Aujourd’hui, si l’ouvrier se déplaît dans un atelier, il peut, du jour au lendemain, changer de patron ; comment s’y prendra-t-il quand l’État sera devenu le patron universel ? Il ne passera plus que par grâce d’un atelier dans un autre. Que fera-t-il si sa demande n’est pas agréée ? Sous le régime de la liberté, la concurrence des patrons est sa sauvegarde. S’il se heurte, dans l’avenir, à des fonctionnaires élus qu’il n’aura pas élus, s’il n’appartient pas à cette majorité, dispensatrice unique de toutes les faveurs, quel espoir lui reste-t-il ? Plus de protection aux faibles, plus d’asile aux persécutés. Le serf aura remplacé l’homme libre.

Ce ne sont là, dira-t-on peut-être, que des libertés civiles, et la liberté politique subsistera.

Mais d’abord la liberté politique ne peut guère se passer de la liberté civile. Celle-ci est la préface de celle-là. On l’a dit cent fois et sur tous les tons : les qualités et les vertus nécessaires à l’exercice de la liberté politique ne s’improvisent pas ; elles ne s’acquièrent que par le développement spontané des énergies individuelles, par la pratique du devoir et de la responsabilité dans la vie civile. L’indispensable apprentissage de la liberté politique se fait dans la famille, aux champs, à l’atelier. C’est un lieu commun, que nous ne développerons pas.

Krapotkine et les anarchistes proprement dits parlent à point quand ils reprochent au socialisme d’organiser la tyrannie de l’État. Engels a beau leur répondre[2] que l’État, en s’emparant de la production, fait sa dernière étape et « qu’on aura désormais l’administration des choses au lieu du gouvernement des personnes ». Liebknecht a beau promettre, au Congrès de Halle (octobre 1890), que l’État, « institution réactionnaire » sera supprimé « sous toutes ses formes » ! De même que deux et deux font

  1. L’Individu et l’État, p. 174.
  2. Die Entwickelung des Sozialismus von der Utopie zur Wissenschaft (1883).