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Carlyle, en effet, le plus fécond des écrivains anglais, a passé toute sa vie à maudire son métier. A mesure qu’il entreprenait un ouvrage, il se mettait à le détester. Il écrivait par exemple, à propos de son histoire de Cromwell : « Je fais là une besogne infiniment vile : personne n’est plus profondément dégoûté que moi de la sottise et de la grossièreté ; mais on dirait vraiment qu’une fatalité me condamne à y patauger toute ma vie. Je me dis : « Cromwell a lutté, mais toi, ton misérable trafic est seulement de parler ; eh bien ! donc, va, parle pour lui ! » Par bonheur ma besogne d’à présent est presque achevée ; j’en essaierai d’autres qui, sans être plus faciles, m’inspireront peut-être davantage. D’ailleurs je commence à prendre en horreur toute l’industrie des livres. »

Pendant tout le temps qu’il travaillait à son histoire de Frédéric le Grand, ses lettres et ses conversations n’étaient qu’une plainte monotone sur le mauvais destin qui l’avait amené à se choisir un héros dans « ce charnier de chiens, le XVIIIe siècle ». Il appelait Frédéric « le roi-cauchemar », et son livre « une corvée de forçat. » Il avait ainsi pour désigner toutes choses des images fortes et saillantes, qu’il ne se faisait pas faute de répéter en toute occasion. « Un jour que je l’avais interrogé sur Grillparzer et la poésie allemande, raconte M. Strachey, il me récita des pages entières qu’il avait écrites vingt ans auparavant : sa grande mémoire le dispensait d’improviser ses réponses. »

Il avait aussi un goût naturel pour le paradoxe. Il soutint un jour devant M. Strachey qu’un vulgaire assassin, dont s’occupaient alors tous les journaux, aurait mérité de figurer dans son livre sur le Culte des Héros : c’était du moins un « homme fort, supérieur en cela au lâche troupeau des Anglais de son temps ». M. Strachey répéta cette singulière affirmation : Carlyle reçut de divers côtés des lettres indignées, et peu s’en fallut qu’il ne se fâchât avec son indiscret ami.

Peut-être est-ce seulement à ce goût du paradoxe qu’il convient d’attribuer les continuelles saillies de Carlyle contre l’Angleterre. Les victoires anglaises en Crimée l’exaspéraient : il disait que de Shakespeare venait à l’Angleterre infiniment plus de gloire que de la conquête des Indes, et que les Anglais étaient en train de devenir le peuple le plus stupide du monde. Il parlait avec plus d’éloge des Allemands : encore finissait-il par reconnaître que c’était « une nation de pédans et de brutes ».

Il détestait les arts, la peinture et la musique en particulier. Il appelait la musique « un casse-tête absurde », ce qui ne l’empêche pas de passer aujourd’hui pour une autorité en matière de critique musicale. Il ne connaissait guère la littérature ancienne, mais il la détestait. Il n’admettait qu’Hérodote, et à cause de « son scepticisme ». Pour ce qui est des historiens anglais de son temps, aucun ne trouvait grâce devant