Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écrivains, et à ceux précisément dont l’esprit et le caractère peuvent le mieux être appréciés du public français.


I

Ce sont d’abord[1], sur Byron et Shelley, les souvenirs de M. William Graham, ou plus justement de Jane Clermont, qui fut l’amie de ces deux poètes, et qui, avant sa mort, a raconté à M. Graham ce qu’elle se rappelait de ses relations avec eux. Cette Jane Clermont a joué un rôle si important dans la vie de Byron et dans celle de Shelley que tous leurs biographes ont fait mention d’elle ; mais la plupart en ont parlé à mots couverts, peut-être par discrétion, peut-être encore par ignorance : car son vrai caractère et sa véritable histoire étaient toujours restés fort énigmatiques.

On savait seulement que, née en 1798, elle était fille de lady Clermont, la seconde femme du fameux Godwin ; qu’elle avait été en 1815 la maîtresse de Byron, de qui elle avait eu une fille, Allegra ; qu’elle avait accompagné Mary Godwin, la fille de son beau-père, lorsque celle-ci s’était enfuie de la maison paternelle pour devenir la maîtresse de Shelley ; que, s’étant brouillée avec Byron, qui lui avait enlevé son enfant, elle avait vécu jusqu’en 1822 en compagnie de Shelley et de Mary Godwin ; et que Shelley, par testament, lui avait légué douze mille livres, legs en effet assez étrange, et qui a donné lieu à toute sorte d’imaginations. Mais pourquoi elle s’était brouillée avec Byron, pourquoi Byron lui avait enlevé sa fille, pourquoi Mary Godwin, après avoir exigé son départ de la maison de Shelley, l’avait elle-même rappelée auprès de son amant, c’est ce que personne ne savait au juste, si bien qu’en fin de compte on ne savait rien d’elle, et que les uns la considéraient comme une innocente victime de la frivolité de Byron et de la jalousie de la Guiccioli. tandis que pour d’autres elle était une aventurière, qui avait tour à tour cherché à séduire, par ambition ou par calcul, Byron et Shelley.

Lorsque M. Graham l’a rencontrée, en 1877, elle avait tout près de quatre-vingts ans, et ses deux amis étaient morts depuis plus d’un demi-siècle. Elle avait gardé entière sa présence d’esprit ; elle était en outre devenue très pieuse, ou plutôt très dévote, ce qui devait lui rendre plus facile une franche confession. Et sur tous les points sur lesquels M. Graham l’a interrogée elle a répondu avec beaucoup de détails : elle a seulement fait promettre à son interlocuteur de ne publier ses réponses qu’en deux fois, les unes dix ans, les autres trente ans après sa mort. Cette seconde partie de ses réponses, si nous l’avions eue, nous

  1. Nineteenth Century. novembre 1893 et janvier 1894.