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d’importations venues de l’étranger. Pour les romans comme pour les pièces de théâtre, une teinte d’exotisme était une recommandation suffisante. — À ces fantaisies littéraires d’autres s’ajoutaient qui avaient leurs origines dans les préoccupations morales et sociales de ce temps. Depuis que les problèmes relatifs à l’organisation de la société ont atteint le degré d’acuité que l’on sait, le socialisme et l’anarchie elle-même ont eu leurs dilettantes. Ils comparent allègrement l’époque que nous traversons à celle qui vit l’aurore du christianisme. Ils assimilent sans scrupules les compagnons et les théoriciens de la propagande par le fait aux premiers martyrs ; et ils ne font pas attention que ceux-ci, au lieu de tuer, se faisaient tuer, et qu’au lieu d’aspirer aux jouissances d’ici-bas ils plaçaient leur idéal dans une autre vie. — Que si d’ailleurs ces sophismes et ces affectations trouvent crédit auprès du public, la faute en est évidemment au public ; mais elle incombe en outre à ceux qui, ayant charge d’éclairer l’opinion publique, ne se soucient guère des devoirs de leur charge. M. Nordau n’est pas tendre pour les critiques complaisans. Il gourmande vertement ceux qui, pour s’attirer une clientèle, ou pour s’acquérir le renom d’avoir une remarquable largeur d’idées et une extraordinaire ouverture d’esprit, font profession de tout comprendre et de louer tout. Et quoiqu’il s’exprime sur ce sujet avec une extrême brutalité, il faut bien convenir qu’il a raison.

Nous connaissons ces modes et nous les déplorons. Mais ce que nous ne pouvons accorder, c’est que l’état d’esprit qu’elles dénotent atteigne en France à une intensité particulière. M. Nordau l’affirme gratuitement. Ou plutôt, il est obligé de se contredire en maints endroits. En fait, Tolstoï, Ibsen, Wagner et d’autres à qui s’attaque la verve morose de l’écrivain allemand étaient célèbres en Europe devant qu’ils ne fussent seulement connus à Paris. Et où donc M. Nordau a-t-il vu que le symbolisme eût en France et qu’il eût à nos yeux l’importance considérable qu’il lui prête ? Car il semblerait à l’entendre que toute la France fût attentive aux vaticinations des « esthètes » et qu’on ne fût occupé à rien autre, dans la capitale et dans les provinces, qu’à rechercher si vraiment, aux termes du sonnet souvent cité, A est noir, E est blanc, et si les cuivres correspondent au rouge comme les violons au bleu. Absorbé dans la contemplation des bizarreries d’une petite école, il n’aperçoit rien en dehors. comme M. Zola jadis ne reconnaissait d’autres romanciers que les romanciers édités par la maison Charpentier, à son tour il fait tenir toute notre littérature dans la boutique de l’éditeur Vanier. Il rapporte avec gravité que M. René Ghil nomme le Pèlerin passionné des vers de mirliton, et que M. Gustave Kahn prononce ce jugement : « Moréas n’a pas de talent… » Mais qui s’inquiète de savoir ce que pense M. René Ghil du Pèlerin passionné et si M. Gustave Kahn est d’avis que Moréas n’a pas de talent ? M. Nordau se