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quelque découverte, adoucir les maux ou soulager les misères des autres ! On s’obstine, d’ailleurs, à ne voir dans le peuple qu’un producteur, dont les salaires sont abaissés par la concurrence ; mais il ne produit pas une chose qu’il ne finisse par consommer lui-même. Même en admettant que la libre concurrence eût pour conséquence inévitable l’abaissement des salaires, on ne peut pas oublier qu’elle permet à l’ouvrier de tout se procurer, grains, vêtemens, logement même, en plus grande abondance, en qualité meilleure, à meilleur marché. Mais il est en outre établi, par des chiffres irrécusables, que l’ouvrier profite de la baisse survenue dans le prix d’achat des objets nécessaires à sa subsistance sans supporter une baisse correspondante dans ses salaires. En Angleterre, entre les années 1850 et 1883, les salaires ont augmenté de 40 pour 100 environ ; ceux des ouvriers mineurs ont doublé, dans notre pays, en quarante-sept ans ; en Allemagne, ils ont progressé, depuis un demi-siècle, de 75 à 150 pour 100[1]. Tels sont les fruits de la libre concurrence, et l’on oserait la détrôner au profit du monopole, comme si le monopole, fût-il exercé nominalement par la communauté, n’enchaînait pas du même coup, par l’inévitable arbitraire de ses procédés et de ses règlemens, toute économie, tout progrès, toute volonté de mieux faire, toute velléité d’agir !

Il n’est pas moins chimérique de tendre à remplacer l’épargne individuelle par l’épargne collective. Quelques modérés, comme Schœffle, prétendent encore, il est vrai, garder un minimum d’épargne individuelle ; mais, comme l’Etat collectiviste détient tous les moyens de production et supprime la monnaie, cette épargne ne peut plus consister que dans le droit du travailleur économe, représenté par quelques bons de travail, d’obtenir gratuitement du dispensateur unique, dans sa vieillesse, quelques subsistances. Rien ne ressemble moins à cette épargne « capitalisée » des temps modernes qui imprime à l’industrie et au travail de tout un peuple une direction nouvelle[2]. Qui pratiquera l’ordre et l’abstinence pour défoncer le champ inculte, pour améliorer la terre, pour agrandir ou consolider la maison ou l’atelier ? Non ; la sphère de l’ancienne épargne étant à ce point rétrécie, il faut bien se réfugier, comme l’a clairement aperçu Karl Marx, dans l’épargne collective. L’Etat collectiviste prélèverait donc sur les produits, avant toute répartition aux individus, une quote-part destinée non seulement à entretenir le capital national en son

  1. Yves Guyot, op. cit., p. 97 et suiv. Comp. Thiers, De la Propriété, p. 251.
  2. Comp., sur la substitution de l’épargne capitalisée à l’épargne thésaurisée, P. Leroy-Beaulieu, lb., p. 230.