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Nordau n’est pas la seule qu’on puisse donner, mais il est permis d’en adopter une qui serait précisément inverse. Où il ne voit que symptômes d’anéantissement, il est permis de voir des symptômes d’évolution. L’être peut se transformer en montant aussi bien qu’en descendant : c’est une transformation pénible autant que l’autre et qui s’accompagne des mêmes troubles morbides. Ces troubles accompagnent la puberté. On les rencontre chez l’homme de génie : c’est que l’homme de génie avance sur son temps, et c’est qu’il accomplit rapidement, en payant de ces souffrances un tel privilège, ce que les autres hommes ne font que lentement et progressivement. En sorte que les phénomènes de dégénérescence peuvent s’interpréter, non comme des signes de décadence, mais au contraire comme des signes de transformation ascendante, d’effort et de progrès. — Ces symptômes au surplus sont-ils plus fréquens aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais été ? Cela même n’est pas au-dessus de toute contestation. Ce que nous appelons hystérie a sous d’autres noms existé de tout temps. Qu’était-ce en effet que démoniaques, possédés et extatiques ? Et croit-on que nous ayons inventé les craintes superstitieuses et les doutes ? Que si les problèmes de ce genre s’imposent à nous avec plus d’âpreté, peut-être est-ce surtout parce que les maladies nous sont mieux connues, que nous en discernons mieux les symptômes, et que les statistiques sont mieux faites. Ce qu’on peut dire seulement, c’est que ces troubles se sont multi pliés aux époques de bouleversement moral, dans le temps des révolutions, autour des religions naissantes. Mais ne voit-on pas qu’ils étaient des signes de vitalité ? De ces époques troublées toutes les grandes choses sont sorties. Au prix de ces élaborations douloureuses un idéal se formait sur lequel allait vivre l’humanité pendant un grand espace de temps.

Pour notre part, nous ne prétendons pas substituer à la théorie de M. Nordau une autre théorie. Ce que nous avons voulu montrer seulement, c’est que, dans l’état actuel de la science, il est permis sur tous les points de penser autrement que M. Nordau. Il étend ou modifie arbitrairement le sens des mots et l’incline vers une conclusion établie d’avance. Il simplifie à son gré un problème des plus complexes. Il prend pour démontré ce qui ne l’est pas. Il bâtit sur des conjectures. La question reste entière. Nous avons le droit de repousser le prétendu secours qu’on nous offre. Ou plutôt c’est notre devoir de revenir à la littérature pour revenir à quelque chose de précis, et d’écarter les hypothèses pour nous mettre directement en présence des faits.

Certes nous n’ignorons pas qu’il y a dans nos récentes modes esthétiques matière aux railleries d’un écrivain satirique ou simplement aux réclamations d’un observateur impartial. L’époque de l’engouement scientifique ayant passé, quelques-uns l’ont remplacé par un dédain