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puisque la communauté devra faire tous ses efforts pour empêcher la transformation accidentelle des moyens de consommation en moyens de production. On a réfuté par l’absurde toute l’argumentation de Schœffle en supposant que le propriétaire de la fameuse aiguille à coudre, au lieu de l’employer à son usage personnel, s’en sert pour raccommoder, moyennant une insignifiante rémunération, la chemise du voisin. L’équilibre légal est rompu, la nouvelle organisation sociale est en péril, et la gendarmerie de l’avenir n’a plus qu’à dresser procès-verbal.

Il est d’ailleurs impossible, ainsi que je l’expliquerai tout à l’heure, de laisser subsister la liberté de consommation en supprimant la liberté de production.

Quand on étudie l’organisation naturelle des sociétés humaines, on s’aperçoit que la plupart des phénomènes économiques s’opèrent d’eux-mêmes et sans que la puissance publique ait à s’en mêler, si ce n’est pour réprimer les atteintes portées à la liberté par la violence ou par la fraude. Il n’est pas besoin d’arrêtés ou de décrets pour que de grandes villes comme Paris, Londres, Berlin, soient approvisionnées abondamment et régulièrement : l’initiative individuelle, l’intérêt réciproque du producteur et du consommateur accomplissent paisiblement l’œuvre nécessaire. Mais en sera-t-il de même quand tous les moyens de production seront aux mains de la communauté ? Non, sans doute, puisque la loi de l’offre et de la demande sera, par la force des choses, abrogée, puisque l’individu ne pourra plus concevoir, encore moins exécuter le dessein de se procurer, en échange des utilités qu’il possède, des utilités d’une autre nature. Pour justifier ce bouleversement et l’organisation artificielle qui doit en être la suite, les collectivistes ont imaginé le plus étrange sophisme. Ils se glorifient de substituer à la production libre, mais « inconsciente », la production unitaire et « socialement consciente ». D’abord il est faux que la production libre soit inconsciente ; elle sort de l’initiative privée, essentiellement déterminée dans ses motifs : c’est, au premier chef, une force harmonique et régulière. Ensuite, quand on propose, à l’exemple de Schœffle[1], de centraliser la direction de toutes les affaires de la production « sur un point économique, pour arriver à la distribution de tous les produits à toutes les catégories de besoins, en raison de la mesure de ces besoins manifestés dans toutes les branches de consommation », c’est-à-dire de remplacer la liberté des transactions par le mécanisme impuissant d’une agence officielle,

  1. La Quintessence du socialisme, trad. Malon, p. 66.