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vrai coupable, c’était la foule ou, pis encore, deux foules surexcitées, dont le crime est collectif et, par là même, échappe à une répression personnelle ? Un acquittement fondé sur ces motifs, — et l’on ne voit pas sur quoi il serait fondé, en dehors d’eux, — ne ressemble en rien à une absolution. Il n’exclut point d’autres réparations de droit. Peut-être l’Italie pouvait-elle attendre davantage. Mais, excusable de se plaindre, le serait-elle de s’indigner, après avoir, nous le rappelons sans aigreur, répondu aux meurtres d’Aigues-Mortes par les troubles de Naples et le siège du palais Farnèse ?

Le plus sage n’est-il pas, toute passion rejetée, et toute fausse gloire, pour nous, d’offrir, comme nous le faisons, et pour l’Italie, d’accepter les réparations de droit, autres qu’une condamnation, qu’il dépend de nous et qu’il est de notre volonté de lui donner ? Ce que nous avons de plus pressé à faire, elle et nous, c’est d’enterrer tous les cadavres et, dans la fosse où nous les déposerons, d’enterrer avec eux toutes les provocations, toutes les polémiques irritantes. Si nous le faisons, si l’Italie veut le faire, peu nous importera que le président du conseil italien soit M. Crispi ou un autre. Le Crispi démesurément idéaliste ou idéologue de son premier ministère était un grand danger dans une Italie d’une idéologie ou d’un idéalisme également démesurés. Dans une Italie réaliste, rentrée en possession du sens politique supérieur qui, historiquement, la distingue, un Crispi, même idéologue, ne serait plus un grand danger. Si éminente que soit sa personnalité, un homme, en politique et dans ce temps surtout, ne peut rien sans un peuple.

Mais, de même que l’Italie, il paraît que M. Crispi s’est ressaisi et qu’il a changé. Pourquoi pas ? À ceux qui l’en blâmeraient, qui le taxeraient d’opportunisme (ce n’est au surplus, qu’une forme du réalisme politique), il répliquerait, comme Robert Peel, avec Cicéron : « J’ai appris, j’ai vu, j’ai lu, je tiens des hommes les plus instruits et les plus clairvoyans, dans cette République et en d’autres États, que les mêmes avis ne doivent pas toujours être soutenus par les mêmes personnes, mais bien tous ceux qui sont requis par l’intérêt public, par la nature des temps, par des raisons de concorde. » Quelqu’un qui l’a approché de près a dit de M. Crispi : « Je ne crois pas que son meilleur ami puisse se vanter de le connaître à fond. » Pour nous, il nous suffit de savoir que l’Italie de 1894 ne s’accommoderait pas du Crispi de 1887, et de penser que M. Crispi le sent assez profondément pour n’être point, dans son second ministère, ce qu’il était dans le premier.


CHARLES BENOIST.