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chacune a chez soi ses Barbares. Mais combien ne nous plaît-il pas mieux d’en voir un autre, un autre gage de paix, et qui ne coûtera pas tant de tristesses, dans ce fait que l’Italie, un instant égarée, semble revenir au sentiment de la réalité.

Il n’est que juste de le reconnaître ; s’il y a, sur la terre, un peuple qui ait le sens ou l’instinct politique, c’est celui-ci, c’est le peuple italien. Ce n’est presque pas une métaphore de dire qu’en Italie le sens politique court les rues : aussi n’est-ce pas une métaphore d’ajouter que la conduite des affaires italiennes, au cours des dix dernières années, dénotait proprement une aberration, une perversion de ce sens politique admirable. Le royaume adolescent avait été grisé par sa fortune. Il se ruait gaiement aux abîmes, suivant aux cieux une trompeuse étoile. Non seulement il voulait faire très grand, mais surtout il voulait faire très grand très vite. Il voulait s’avancer par enjambées de géant sur la route de l’histoire, où les trois derniers siècles l’avaient laissé en retard. Essayer de le retenir, c’était s’exposer a toute sa colère : il y avait certaines choses qu’il ne savait pas écouter. Maintenant il écoute. On pouvait lire hier dans un journal italien :

« Le problème ne sera pas résolu si, avant tout, nous ne nous décidons pas à avouer qu’il ne nous est pas possible de nous jeter dans le vaste monde, de nous poser en grande puissance, d’aller à la recherche d’entremises non nécessaires, sans nous être d’abord solidement assis dans notre maison. » Et un peu plus loin (l’article a paru au plus aigu de la crise ministérielle) : « On conçoit comment, en présence d’une telle situation, il n’est pas possible de trouver un homme politique digne de ce nom qui soit disposé à assumer la responsabilité du gouvernement ; aujourd’hui qu’ayant épuisé, pour en avoir largement abusé, tous les expédions imaginables, nous sommes, comme on dit, à la porte avec les pierres. Aucun des hommes politiques italiens les plus éminens, ni, s’il était possible, tous ensemble réunis, ne pourraient réussir à dominer la situation, et à donner à l’Italie un gouvernement qui réponde de son salut, si, avant tout, on ne reconnaît pas que nous nous sommes fourvoyés, et qu’il est indispensable et urgent de nous mettre dans le droit chemin. »

Pas un journal n’eût osé, il y a deux ans, publier ces vingt lignes, et si quelque Italien les eût écrites, on l’eût accusé de lèse-patrie. Aujourd’hui, toute la presse italienne les reproduit et toute l’Italie les approuve. C’est le signe certain qu’elle s’est ressaisie ou commence à se ressaisir. C’est le signe certain qu’elle ne marche plus, les yeux clos, vers l’abîme. La pente est très glissante et elle l’a déjà descendue en partie ; mais n’est-ce pas beaucoup qu’elle le sache et que ses efforts tendent désormais à la remonter ?