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Supposons toutefois l’expropriation consommée. Le collectivisme aboutit par la force des choses à la plus monstrueuse des contradictions. Le point de départ est, en effet, dans cette thèse de Herbert Spencer : chaque homme a le droit imprescriptible de posséder la terre ; sans la possession de cet instrument par excellence, il est esclave, il ne vit plus que par tolérance. Or que fera l’Etat, propriétaire unique du sol ? Ira-t-il, d’aventure, en remettre à chacun la possession directe ? C’est impossible. On a calculé, par exemple, que, si les réformateurs s’avisaient de partager le département de la Seine entre ses habitans, le partage n’en attribuerait pas deux ares par tête, c’est-à-dire la centième partie de ce qui serait nécessaire à chacun d’eux pour assurer sa subsistance. Il faut donc renoncer — les collectivistes le reconnaissent eux-mêmes — au morcellement indéfini. Va-t-on instituer, dès lors, pour que chacun se figure être propriétaire, l’exploitation directe de tout le sol par l’Etat ? Mais nul n’oserait exposer à ce risque la vie nationale, tant il serait dangereux de joindre à tous les modes de centralisation qui existent sur le continent européen la centralisation de la production agricole et des approvisionnemens, tant il serait absurde de faire décréter à Paris, par un ministre de l’agriculture ou même dans chaque région par ses délégués, l’ordre des travaux et les conditions de l’exploitation ! On est peu à peu réduit à choisir entre ces deux partis : la location à des sociétés coopératives agricoles, la location à de simples fermiers aux enchères. Mais les publicistes anglais qui s’attachent à la première de ces solutions paraissent ne pas se douter que, ces sociétés une fois constituées et leurs membres ayant contribué d’une manière ou de l’autre à l’actif social, leurs cadres seraient formés et fermés ; qu’une nouvelle classe de privilégiés naîtrait, peut-être plus étendue, mais non moins exclusive à coup sûr que celle des propriétaires actuels ; que le nouveau venu, l’immigrant, le naufragé n’y trouverait point sa place et serait réduit, pour vivre, à lui louer ses bras ; qu’au bout d’un certain temps la « question sociale » se poserait une seconde fois et tout serait à recommencer. Reste, il est vrai, l’affermage aux enchères, pour le compte de l’Etat, du sol nationalisé, le gouvernement créant en France, par exemple, cinquante mille fermes de mille hectares ou cent mille fermes de cinq cents hectares. Mais les plus proches parens des collectivistes : Laveleye, H. Spencer, par exemple, ont d’eux-mêmes aperçu le vice de ce régime et se sont demandé d’abord si c’était bien la peine de bouleverser toute l’organisation sociale pour substituer à des régisseurs nommés par les particuliers des régisseurs nommés par le gouvernement, ensuite si l’on arriverait à étancher par ce