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n’est pas inutile d’examiner en quoi elle consiste au juste et jusqu’à quel point elle peut servir de passeport aux fantaisies des vieux maîtres. A lire certains enthousiastes, on se figure que les quattrocentistes et leurs successeurs vivaient dans la contemplation religieuse comme dans une espèce de tour d’ivoire qui les isolait de toute science profane, de toute information technique. Pourtant cette contemplation n’empêchait pas Benozzo Gozzoli, « le plus chéri des élèves de l’Angelico », dont M. Rio vante les productions « exclusivement chrétiennes », de peindre, comme un Watteau, des embarquemens pour Cythère sur les coffrets de mariage[1], ni Van der Weyden de composer des tableaux de bains fort indécens, au dire de Facius, ni Fra Bartolommeo de dessiner ses vierges nues comme des Vénus Aphrodites avant de les transporter sur la toile[2]. Mais laissons là leur candeur et venons à leur naïveté. Que Ghirlandajo peignant la Visitation sur les murs de Sainte-Marie-Nouvelle ne sût pas que la scène s’était passée à Aïn-Karin, d’accord ; mais croyait-il bien qu’elle avait eu lieu à Florence ? Que Van der Weyden ignorât la coiffure de la Vierge au tombeau, c’est probable ; mais pensait-il bien qu’elle fût exactement celle de sa femme[3] ? Gossaërt était-il convaincu que la Madeleine portait sur la tête, pour venir au sépulcre, ce prodigieux escoffion des dames du moyen âge ? Botticelli, que l’Assomption s’était passée en face du monastère de Saint-Barthélémy, près de Florence ? Véronèse, que le Christ avait visité Venise, et Rubens que la Hollande avait été le témoin du massacre des Innocens ? Et tous ceux qui se sont représentés eux-mêmes, sous leur costume habituel, assistant à une des scènes de l’Evangile avec leurs parens et leurs amis, croyaient-ils réellement y avoir pris part ? Quand vous êtes au Balais Riccardi, à Florence, et que le gardien fait manœuvrer l’écran réflecteur qui projette la lumière de la fenêtre sur l’admirable Adoration des Mages de Benozzo Gozzoli, quels sont les personnages qui apparaissent à vos yeux, chevauchant vers Bethléem ? — Ce sont les Médicis, Cosme, le Père de la patrie, à côté de Laurent le Magnifique, Pierre de Médicis à côté du cardinal Salviati, puis plus loin l’empereur Paléologue, et enfin, dans la foule, le peintre lui-même. Et quand de là vous allez à Pise et que vous errez dans ce Campo-Santo silencieux où l’on est si bien, selon M. Taine, « pour rêver aux grands hommes et à la chose publique, » qui voyez-vous sur les murs, dans la grande fresque de la Tour de Babel ? —

  1. National Gallery. salle II, l’Enlèvement d’Hélène.
  2. Uffizi, salle des dessins des Maîtres, voir cadre 130.
  3. National Gallery, salle XI. Comparer la coiffure de la Madeleine au Tombeau et celle du portrait de la femme de Roger van der Weyden.