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la cathédrale de Baltimore ? Évidemment en montrant le Christ prêchant dans nos docks, dans nos usines, au milieu de nos prolétaires en blouses, et, si c’est là de l’anachronisme, est-il bien étonnant que l’artiste y soit amené, s’il veut refléter l’anachronisme accepté par tous, et que ces deux mots socialisme chrétien expriment dans la vie ?

Aussi, regardez les toiles de MM. de Uhde, Lhermitte, Skredsvig et de leurs émules. Ce ne sont pas seulement des contemporains que voici, ce sont des prolétaires. Mesurez, depuis les classiques, le chemin parcouru. Le Christ est dépouillé de toutes les formules de glorification, de tous les attributs de la souveraineté. Il n’a plus autour de lui ce cortège d’anges qui étaient des courtisans, ni de chevaliers armés de fer qui étaient le militarisme, ni de donateurs qui étaient des capitalistes. Les gloires se sont dissipées, les chérubins se sont envolés, les auréoles se sont éteintes. Il ne marche plus entouré de ces nuages qui isolent Dieu dans les tableaux, comme les grilles et les antichambres isolent les puissans dans le monde. Il vient sous de pauvres habits comme autrefois ; il monte les étages de nos hautes maisons ouvrières où le vice et la misère ont fait leurs ravages. Il est entouré d’artisans, de meurt-de-faim, d’agitateurs des faubourgs, tellement que l’empereur Frédéric III voyant la Cène de M. de Uhde s’écrie : « Cela une Cène ! Allons donc, c’est une ripaille d’anarchistes[1] ! » Ces groupes de misérables que le pinceau des maîtres tenait en respect au bord de la toile, tout près du cadre, dans l’ombre des plans inférieurs, se sont rapprochés. Ce tas de mendians qui, dans la Femme adultère de Rembrandt, regardaient avec confiance et amour le Consolateur, ces bohémiens qui, dans une grisaille du même artiste, campent autour de saint Jean, tous ces loqueteux sont accourus et se pressent, affamés. Et dans le monde des formes plastiques, la même révolution s’est accomplie. Ce ne sont plus les rois de la santé, les héros de la musculature et de la beauté corporelle, les robustes athlètes de Mantegna, du Titien, de Michel-Ange, qui sont élevés à la dignité de saints apôtres. Ce ne sont plus ces corps roses, plantureux, gras et rebondis de Rubens, l’aristocratie de la plastique et de la chair, que le Christ est venu nourrir de son pain multiplié, de son vin miraculeux, de sa communion pascale ; ce sont les pauvres hères débiles, anémiés, souffreteux, qui se cachaient chez Van der Weyden, chez Thierry Bouts, chez nos Le Main, qui n’osaient pas heurter jadis à l’atelier de nos grands artistes,

  1. Le mot est plus vif encore en allemand : anarchistenfrass.