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commencement d’un de ces mystères intitulé les Pèlerins d’Emmaüs on lit cette recommandation : « Les pèlerins sont habillés de noir, à l’ordinaire des hommes de nos jours. » Est-il donc bien surprenant qu’après les désillusions de l’école archéologique, et avec ce courant naissant de la littérature symboliste, quelques artistes, abandonnant le côté historique de l’Evangile où l’intelligence a plus de jouissance que la sensibilité, et cependant ne l’a jamais complète, se soient retournés vers le côté purement psychologique où chacun est seul juge de l’émotion qu’il ressent ? Après avoir observé que sur tout désenchantement de la science, il pousse un peu de mysticisme, comme sur toute ruine d’un monument humain, des fleurs, faut-il donc protester si, désespérant de satisfaire les gens de science, ces artistes ont songé à émouvoir les gens de foi ? Si, au moment où se manifeste partout un renouveau de christianisme, — printemps ou été de la Saint-Martin, nous ne savons encore, — ils ont voulu évoquer des figures émouvantes au lieu des poupées des musées ethnographiques, s’ils ont ambitionné de faire sentir moins la couleur locale de l’Evangile que sa signification universelle ; de montrer non plus en quoi les costumes diffèrent, mais en quoi les âmes se ressemblent ; et de ressusciter non plus devant nous les figures, mais au dedans de nous les sentimens des foules amoureuses qui suivaient le Christ parlant de paix, de concorde, de renoncement et de bonheur ? Orientés vers ce but, quel chemin ces artistes devaient-ils prendre ? Le même que leur devanciers. « Au XVe siècle, disait ici même[1] M. Müntz, pour obtenir un redoublement de ferveur, il était indispensable de vérifier l’idéal ancien, de faire appel à des instincts moins purs, de frapper par des images crues et triviales, telles qu’en offre la vie de tous les jours. Les impressions n’augmentent-elles pas en raison de leur proximité ? Le spectacle des souffrances d’un voisin ne nous touche-t-il pas plus que le récit des malheurs d’un inconnu, d’un habitant des terres lointaines ? Les artistes flamands mettaient en pratique le mot d’Hamlet : « Que nous est Hécube ou que sommes-nous à Hécube pour la pleurer ? » Dépouiller le Christ, la vierge, les saints de leur caractère surnaturel, les transformer en créatures faibles comme nous, soumises aux mêmes affections, aux mêmes infirmités, telle était la dure mais inéluctable condition au prix de laquelle l’art religieux, je devrais dire la religion elle-même, pourrait maintenir son prestige. Ainsi prirent naissance ces Christs, ces Madones, ces saints et ces saintes, qui sont le portrait de quelques bourgeois de Bruges,

  1. ‘Voir la Revue du 1er avril 1886.