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temps, puisque dans les chroniques il est dit que la Pucelle avait été prise par sa « hucque », etc., mais même en tenant ses explications pour satisfaisantes, l’intérêt d’une restitution n’est-il pas singulièrement diminué, lorsqu’il dépend d’un débat dont on ne peut soi-même être le juge, et s’il faut attendre pour se livrer à son émotion que des experts en sellerie aient mesuré la hauteur d’un troussequin !

D’ailleurs, aucune discussion ne s’élevât-elle et l’évocateur fût-il impeccable jusque dans les moindres détails de sa restitution, cela ne suffit pas pour que notre plaisir ne soit pas troublé. Il faut encore qu’au moment où nous vivons artificiellement en un autre temps, sous un autre ciel, avec d’autres générations, rien ne vienne nous rappeler les nôtres, nous tirer brusquement de notre rêve, car alors nous sentirons l’impression d’un anachronisme, alors même qu’aucune erreur n’aura été commise. Quelle confiance le public n’avait-il pas en M. Sardou et quel évocateur la mériterait mieux que lui ? Cependant, lorsque, au milieu de Théodora on vit apparaître une fourchette, tout fut perdu ! Cette fourchette, comme une baguette magique, avait fait évanouir l’évocation du passé. Le lendemain, il est vrai, on sut que tout était sauvé. Il y avait des fourchettes au temps de Théodora. Dès Constantin, la fourchette était comme à Byzance, et c’est une princesse byzantine qui introduisit à Venise l’usage de cet ustensile que la Chine nous envie. On s’était grossièrement trompé en criant à l’anachronisme. L’anachronisme eut justement consisté à ne pas mettre de fourchette ! C’est fort bien, mais la science de M. Sardou n’en avait pas moins fait sur le public l’impression d’une erreur. On sent ainsi combien est vain ce plaisir de la couleur locale qu’un doute peut dissiper, qu’une discussion savante seule pourra restituer, qui est toujours subordonné au verdict d’un second archéologue mieux informé que le premier archéologue, en sorte qu’au moment de s’y livrer, il faut aller vers un homme de l’art pour lui en demander la permission. Encore cette foi que nous avons aux archéologues est-elle sujette à bien des défaillances. Lorsqu’on entend les organisateurs de nos expositions rétrospectives se plaindre des difficultés où l’on est aujourd’hui de se procurer des costumes complets absolument authentiques du règne de Louis-Philippe et même du second Empire, l’affirmation d’un homme de l’art qui prétend nous restituer l’ephod ou le miybaah du grand prêtre Joad a de quoi faire sourire.

Là, comme ailleurs, la science a peut-être encore plus fait naître d’espérances qu’elle n’a réalisé de prodiges. En Angleterre, où l’école archéologique a brillamment débuté, il y a quarante