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nous faire revivre dans telle ville lointaine, avec tel héros couché maintenant, sous les dalles d’un cloître. Ce qu’on lui demande, c’est de nous intéresser, c’est de nous émouvoir, et pour cela de choisir le milieu qui exprimera le plus vivement, le plus pittoresquement aussi, la pensée de deux amans qui se quittent après une nuit de bonheur, d’un enfant qui revient au foyer après une dure expérience de la vie. À ces figures légendaires, il donnera les traits qui lui plairont, chaque génération leur prêtant ceux qu’elle aime et peut-être bien que, plus il saura les rapprocher de nous, plus il aura chance d’éveiller notre attention et notre sympathie.

Auquel de ces deux genres si différens appartiennent les scènes de l’Evangile ? Un peu à tous les deux, semble-t-il. Elles ont réellement eu lieu chez des hommes aujourd’hui ensevelis, sous des toits maintenant écroulés, dans une civilisation évanouie, et ainsi elles sont de l’histoire. Mais certaines d’entre elles se renouvellent tous les jours sous nos yeux et tant qu’il y aura des infirmes à guérir, des pécheurs à sauver, des pains à multiplier, des misérables à consoler par les lointains mirages d’une égalité d’outre-tombe, les tableaux où apparaît le Christ seront des tableaux vivans, des scènes d’actualité. Ils se sont déroulés dans un certain temps, mais ils sont de tous les temps, dans un pays déterminé, mais ils sont de tous les pays, au sein d’une race, mais ils intéressent toutes les races, le quatrième État comme les peuplades conquises par Rome, le siècle des machines comme le siècle des esclaves. Considéré ainsi, l’Evangile n’est plus de l’histoire, mais de la morale en action, une sorte de drame philosophique où les figures contemporaines jouent leur rôle et qui peut-être nous touchera d’autant plus qu’il sera plus dégagé de son cadre archéologique et transporté dans le milieu souffrant et espérant où nous vivons. On aperçoit là déjà comment il se peut que des artistes de valeur affichent dans l’histoire religieuse un dédain de la couleur locale qu’aucun d’eux n’a jamais manifesté dans l’histoire proprement dite et, par exemple, qu’ils fassent dîner le Christ avec des prolétaires en blouse, tandis qu’ils n’ont pas eu seulement la pensée de montrer César assassiné par des sénateurs en redingote. On saisit nettement les deux faces très différentes sous lesquelles il est permis de considérer l’Evangile : ou bien comme une restitution archéologique, ou bien comme un poème immortel.

Le plaisir que procurent la restitution archéologique et la couleur locale est très fin, très délicat, très intellectuel, mais très artificiel et très fragile. Il repose sur un postulat d’authenticité.