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Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt ; les Noces de Cana de Véronèse. Mais voilà qu’au premier coup d’œil, l’anachronisme qu’on croyait fuir reparaît triomphant ! Cette Madeleine de Memling est habillée à la mode des flamandes du XVe siècle ; ces pèlerins d’Emmaüs ont des figures de Hollandais, cette vierge habite une ville du moyen âge ; et enfin le Christ dîne avec Soliman, Charles-Quint, et la marquise de Pescaire, comme tout à l’heure il dînait avec les clubmen de la plaine Monceau. L’anachronisme dans l’art, loin d’être une nouveauté, n’est donc que la reprise d’une tradition constante chez les grands maîtres de la peinture religieuse, et c’est bien plutôt le respect de la vérité historique, la couleur locale, que nous devrions taxer d’exception et de nouveauté.

Comment ce même anachronisme qui nous charme si fort au Louvre nous déplaît-il tant au Champ-de-Mars ? Il y a là une question d’art qui se pose, et elle n’est pas sans importance. On se méprendrait si l’on ne voyait dans l’essai tenté, ces dernières années, qu’une fantaisie individuelle d’ambitieux en quête de tapage. Outre que plusieurs d’entre eux n’avaient nul besoin de notoriété, ayant déjà presque de la gloire, il suffit de regarder au-delà de nos frontières pour s’apercevoir que, comme la plupart des nouveaux mouvemens esthétiques, celui-ci nous est commun avec l’étranger. Il y a trois ans, le Künstlerhaus de Vienne s’ouvrait pour une exposition de l’œuvre entier de M. Fritz de Uhde, et cet œuvre n’était d’un bout à l’autre que le récit d’un évangile déroulé au milieu de ses contemporains et de ses compatriotes, les disciples de Karl Marx ou de M. de Vollmar. Au printemps dernier, on voyait encore un frappant exemple d’anachronisme à l’exposition de Munich. Comment à notre époque de réalisme et d’information archéologique, un tel courant a-t-il pu naître et se développer ? Sont-ce les mêmes raisons qui font que le Christ nous choque au théâtre qui font qu’il nous choque au Salon ? Pour expliquer notre admiration de l’anachronisme chez les primitifs et les renaissans, suffit-il de prononcer ces mots devenus fatidiques : « naïveté, sincérité, foi, » comme jadis on prononçait en physique le mot « horreur du vide » pour expliquer aux autres des phénomènes qu’on n’apercevait pas très clairement soi-même ? Ou n’y aurait-il pas quelques autres raisons d’ordre plastique pour lesquelles le talent, le sentiment religieux même, ne sauraient empêcher les artistes qui s’aventureraient dans cette voie de s’y perdre et qui nous permettraient d’y attirer leur attention ? Tels sont les points que nous allons examiner.