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Fils de l’Homme, en veston, parcourant les villages dont on lui amenait les malades, comme à une espèce d’officier de santé, à la barbe des guérisseurs officiels et patentés. L’an dernier, nos peintres nous montraient encore le Christ à chaque pas : sur une terrasse des Tuileries où il catéchisait des enfans en rupture d’école primaire ; dans une ferme de nos vieilles provinces où il rompait le pain d’Emmaüs devant des manouvriers stupéfaits. puis à la table d’une famille de petite bourgeoisie parisienne. Enfin, on le voyait mort, raidi, blafard, sur les hauteurs de Montmartre, dans la brume et dans la boue, mis au linceul par des ouvriers, des électeurs de M. Joffrin, des bohêmes, de vieilles dévotes, tandis qu’un « galvaudeux » en blouse montrait le poing à la ville qui avait laissé périr le juste. Précisément à la même époque, les personnages de l’Evangile faisaient leur entrée sur la scène. Ici, un monsieur en habit noir parlait « d’aller rejoindre Dieu son père » ; là, des marionnettes suivaient de toute la vitesse de leurs petites jambes l’étoile de Bethléem. On organisait tout au Vaudeville pour la descente de l’archange Gabriel et une longue procession de ces dilettantes de religions qui entendent la messe au musée Guimet et les vêpres au Montsalvat de Bayreuth, s’acheminait vers un petit village de Bavière pour y voir un sculpteur sur bois expirer entre deux larrons. Devant ce retour offensif du Christ dans notre société pourvue du suffrage universel, de l’électricité, de l’école obligatoire, beaucoup de gens se montrent aussi scandalisés que s’ils voyaient un évêque entrer dans un cabaret. Ils ont envie de lui crier qu’il se trompe de siècle et qu’il veuille bien rester avec les admirables rabbins de M. de Munkacsy, avec les proconsuls de M. Alma-Tadéma, dans les paysages de M. Vereschaguine. On ne comprend pas ce qu’il vient faire dans nos ateliers, dans nos fermes, pourquoi il s’assied dans nos salles à manger, pénètre dans nos écoles primaires, se revêt presque de la redingote de nos conférenciers, et, dans le club même où s’agitent nos chefs anarchistes, insinue parmi les visages des réformateurs qui tuent par haine sa mélancolique figure de révolutionnaire mort par amour. — Que les peintres d’aujourd’hui ont des idées bizarres ! s’écrie-t-on, et afin de dissiper l’impression d’un si violent anachronisme, on laisse là le Champ-de-Mars et l’on se dirige vers le Louvre, espérant bien y trouver la muette protestation des vieux maîtres si sages, si pondérés, si religieux, contre les excentricités tapageuses de nos contemporains.

On entre au Salon carré où sont des chefs-d’œuvre de toutes les écoles et l’on s’approche des scènes tirées de l’Evangile : la Sainte Madeleine de Memling ; la Vierge au Donateur de Van Eyck ; les